Celle qui fuit et celle qui reste. (Sigrid)

Salle d'attente stérile, néon blafard, chaise inconfortable. Sur la table basse, quelques magazines aux titres évocateurs : Être maman, Neuf mois et autres mots croisés et mandalas à colorier. Le regard d'Annika divague, passe de l'un à l'autre (elle ne manque pas de laisser échapper un soupir), avant de venir se poser sur sa montre pour la dixième fois en quelques secondes : le médecin est en retard, et ça a le don de l'agacer. Elle observe les personnes qui l'entourent, s'amuse à imaginer leur vie pour, mais même ça ne parvient pas à la distraire. Elle se saisit de son téléphone portable, glissé jusque là dans la poche intérieure de son sac à main. Annika clique automatiquement sur toutes les applications de réseaux sociaux, mais à part des photos de mariage et de bébés, rien ne parvient à trouver d'intérêt à ses yeux. Parmi ses contacts en ligne, elle en repère un parmi tous les autres : Sigrid. Les deux sœurs n'ont pas échangé depuis leur altercation matinale. Annika prend quelques secondes de réflexion, avant de se décider à pianoter un message sur son téléphone :

Citation :

Hej. Tu fais quoi ? Tu peux me rejoindre au Visby Hospital ? Entrée sur St. Goransgatan.

Elle n'en dit pas plus, ignorant si elle obtiendra une réponse. Tactique de l'autruche, elle appuie immédiatement sur le coté téléphone pour éteindre l'écran, se privant de l'attente d'un message de la part de Sigrid (elle ne veut pas voir les trois points de suspension apparaître et disparaître, ballet sans fin de l'indécision). Si elle vient, tant mieux ; sinon, tant pis. Annika essaie de se persuader de sa propre confiance en la situation actuelle. Tout va bien se passer, se répète-t-elle en boucle, bien plus anxieuse qu'elle ne l'aurait pensé. Et si elle ne le reconnaîtra jamais vraiment, la présence familière de la cadette des Bergman aurait réussi à la rassurer.

Une journée comme une autre se profile au poste de police de Visby, les mouches volent et peuvent d’ailleurs se lancer sans accrocs dans leur célèbre danse nuptiale en se frottant les pattes imbibées de bave toutes les cinq secondes.

Les grésillements de la radio traversent la salle comme une balle de tennis d’un bout à l’autre du terrain. Jambes croisées et posées sur la table, Sigrid vise la corbeille avec ses pépins de raisin. Observée elle continue de mâcher ses fruits avec grand dévouement jusqu’à ce qu’elle ait dégluti. « Quoi? » Quoi est une apostrophe banale pour interagir avec sa partenaire, Joanne Lim s’est toujours montrée réceptive dans ces conditions. Elle ne fait que profiter, un peu. Avant que l’agente ne puisse répondre, le téléphone vibre sur la table, bruyamment. Sigrid se jette sur l’appareil.

« Ah… » Mollement l’onomatopée s’échappe de la bouche maquillée au rouge à lèvres sans transfert hors de prix de la dubitative Bergman, elle se met à faire tourner le téléphone entre ses deux mains, hésite à le lancer en l’air. « …Juste ma soeur qui me demande de venir à l’hôpital. »

Sigrid ignore Joanne qui la dévisage, tirée de sa paperasse, les sourcils de la policière se froncent, elle saute de sa chaise, attrape son blouson et fixe les vestiaires de là où elle est. « Je vais y aller en vélo. Ça ira plus vite qu’à moto. » C’est dingue comme elle pouvait avoir une conversation entière avec l’agente Lim sans qu’elle ne puisse en placer une. Elle quittait tout de même le poste avec le casque sous les bras. « Et calme sur le café. » Les trois gobelets empilés approuvent.

Avant d’arriver devant le panneau - Entrée St. Goransgatan - et après avoir agacé l’assistante médicale, elle avait fait en sorte d’avoir l’air épuisé, non sans replacer ses cheveux, tapant deux ou trois fois sur ses joues pour les faire rougir. Les couloirs semblaient interminables mais arriver dans le coin maternité-obstétrique avec sa fresque imagée composée d’une mouette ou d’un goéland… le bébé dans le bec l’avait convaincue de ne jamais concevoir l’idée de conception d’un être vivant aussi conceptuel soit-il.

Malheureusement au terme de sa course folle, Annika était bel et bien assise sur une des chaises en plastique inconfortables du service.

« …Ah t’es encore là? » Elle se plante à côté d’Annika, commence à taper du pied car l’énergie du trajet lui revient.

Annika voit la silhouette de Sigrid se dessiner au bout du couloir dans lequel elle patiente depuis près de trente minutes maintenant. On la reconnaîtrait parmi mille ; des femmes comme elle, il n'y en a pas beaucoup à Visby - loin de là. Sigrid a toujours été admirée pour sa beauté, Annika le sait. La voir surgir ce matin, joues rougies par le froid, a tout de l'apparition divine (et les visiteurs de l'hôpital se retournant sur son passage en témoignent : elle détonne, dans cet espace livide, à la limite du glauque). On a du mal à l'imaginer venir consulter en maternité ou pédiatrie, et Annika lui adresse un signe de la main, comme pour venir confirmer que c'est bien pour elle qu'elle est là.
Sigrid vient se poster à côté de l'une des chaises en plastique verdâtre, de celles où le moindre geste déclenchant un couinement à la désagréable résonance dans les oreilles. Elle tape du pied et s'agite. Annika est tentée de lui demander de s'asseoir, mais se retient, désireuse de maintenir un semblant de sérénité dans leur échange.

« …Ah t’es encore là? » Remarque la cadette, visiblement déçue. Ça arrache un rire jaune à Annika, qui regarde sa montre avant de répliquer, dépitée : « Depuis... trente-trois minutes à cet instant précis. » Elle ne cherche pas à cacher son agacement à l'égard du docteur, habituellement si ponctuel, qui l'a faite se déplacer pour passer la matinée en salle d'attente. Annika cache sa surprise de voir sa sœur débarquer : elle s'attendait à voir son message rester sans réponse, suivi peut-être d'un message vaguement désolé en fin de journée. Au lieu de ça, Sigrid était arrivée, et au vu de son niveau d'excitation physique, elle n'avait certainement pas pris son temps. Cela eut le mérite de rassurer Annika, soulagée d'avoir à ses côtés une présence (plus ou moins) bienveillante. « T'étais pas obligée de venir, hein. » Elle lance, toujours sur la défensive, avant de poursuivre radoucie : « Mais merci. Je suis contente que tu sois là. » Elle adresse un petit sourire à sa sœur ; les moments où Annika laisse tomber son habituelle carapace pour exprimer ses émotions sont suffisamment rares pour en devenir remarquables.

Suivre Annika c'est un peu comme écouter la radio, on aime bien la voix des intervenants mais ça sert surtout à remplir les oreilles pendant que le nez trempe à moitié dans la première tasse de café de la journée. Enfin pas aujourd'hui, pas exactement parce que la Miss Visby nationale se risque à montrer un semblant d'humanité. Sigrid tire sur les manches de sa veste pour que ses bras soient recouverts correctement, un sourcil haussé quand elle reconnait la couleur bleu-gris triste de l'uniforme et sur le dos il y a écrit en lettres délavées: POLIS. C'est tellement confortable que parfois elle oublie. L'agente soupire et ses dents se dévoilent - forcément les médecins étaient en retard - d'ailleurs ça se lit dans les yeux de la syster qu'elle va à tout moment imploser. Si elle implosait d'ailleurs, il se passerait quoi pour le bébé? De la bouillie de bébé pas né...

- Franchement pourquoi les gens font des enfants? Herregud...

Question pas si rhétorique que ça, les bottines de Sigrid claquent de concert, elle a toujours été en grande partie une de ces enfants qu'elle met au niveau des criminels pullulant dans les prisons du pays. Le contour de ses yeux se détend, elle arrête de s'amuser de la situation, si ça se trouve pour reprendre son souffle, histoire de mieux attirer les foudres de celle qui a décidé de devenir mère. Mais a-t-elle vraiment décidé?
C'est la gentillesse qui heurte, Sigrid qui se rappelle le petit-déjeuner sans pour autant chercher à se remettre en tête ses répliques de choix. Sigrid avale de l'air, ça la distrait une seconde.

- C'pas le père qu'allait se pointer. Petit clin d'oeil mal placé, elle hausse les épaules, Sigrid ne s'est jamais gênée quand il s'agissait d'hommes. Le mot avec un si grand H avait tendance à la divertir comme il fallait.

Sigrid balance ses remarques âpres - pourquoi fait-on des enfants ? - et Annika se garde bien de lui répondre, préférant hausser les épaules, feignant l'indifférence. Mais la question a le mérite d'être posée, de lui être posée, et elle n'a pas la réponse ; la certitude vacillante de celle qui s'apprête à devenir mère célibataire. Elle a envisagé de ne pas garder l'enfant, bien sûr. Annika n'a jamais été de ces femmes qui rêvent de maternité depuis leur plus jeune âge, mais plutôt de celles qui ne cherchent pas à savoir si oui ou non : elles verront le moment venu. Et quand il est arrivé, ce fameux instant, Annika s'est dit qu'après tout, pourquoi pas, elle ne serait pas une plus mauvaise mère que beaucoup d'autres - meilleure, peut-être même. Au fond, elle en a envie, intriguée par son corps, fascinée par cette naissance, fruit de sa propre chair. Mais tout ça, elle-même ne se l'est jamais vraiment dit : elle a eu un enfant, voilà tout. Et c'est un peu cette réponse qu'elle donne à Sigrid, en ne lui répondant pas. Pas d'explications ou de justifications, simplement les faits : elle, dans ce couloir lugubre du service gynécologie, le ventre qui grossit et l'attente du rendez-vous.
Et puis sa sœur, qu'elle n'a fait que croiser depuis leur prise de bec matinale.

« C'est pas le père qu'allait se pointer, » lance la cadette, arrachant un sourire en coin à Annika. Elle ne sait plus bien si elle a expliqué à la plus jeune qui était le père, ou si, comme toujours, elle a éludé. La seconde option semble la plus plausible (et encore une fois, les faits parlent d'eux-même : il n'est effectivement pas là). « …Ah ça risque pas ! » réplique une Annika visiblement amusée. « J'ai comme qui dirait, oublié de le mettre au courant. » Elle explicite, toujours sur le ton de la plaisanterie. Ce n'est qu'en verbalisant pour la première fois sa situation, que vient naître un semblant de culpabilité en elle, qui ne s'était jamais posée la question d'informer le géniteur de sa paternité imminente. Elle scrute le visage de sa sœur dans l'attente d'une réaction, espérant qu'elle la conforte dans sa décision.

Le conflit médecin-police s'est rarement dégonflé à Visby, tous ont un sens si fort de la communauté que s'il fallait faire le concours du meilleur secouriste, sans doutes les gilets bleus et les blouses blanches sauraient se jeter dans la compétition sans hésiter. Sigrid faisait tâche, là, avec son petit air de perfection, elle semblait sortir tout droit d'un feuilleton que suivent les vieilles du coin.

On pourrait mal interpréter la scène d'ailleurs. Est-ce-qu'Annika est une criminelle? Non, elle ne fait rien de mal, enfin en théorie. Sigrid se donne le temps de la réflexion. Il s'écoule un silence durant lequel la blonde ne trouve rien de mieux à faire sinon se remettre une jolie couche de rouge sur les lèvres. Routine à laquelle la policière semble accro, pas moyen de s'en défaire.
Elle restera peut-être pour toujours la petite fille modèle qui sait accourir où il faut, quand il faut. Ses sourcils grimpent quand elle entend l'accent d'Annika rouler dans sa direction.

- Anne!
Tout juste l'air pour articuler une syllabe, Sigrid n'est perturbée qu'une seconde, elle se met à faire tourner le tube entre ses mains. Avec les mecs elle n'était pas elle-même la plus douée niveau communication, quelles leçons avait-elle à lui faire, après tout?

- Vous êtes en mauvais termes? Elle demande sans trop en montrer de la figure aux contours brillants de son vernis à ongles.

La réaction de sa sœur face à l'annonce d'Annika ne tarde pas à venir, et prend la forme d'un cri, d'une syllabe même, les quelques premières lettres de son prénom balancées immédiatement après que la phrase de l'aînée ait pris fin. Elle qui espérait son approbation, cette réponse brève et emportée suffit à lui faire comprendre le contraire ; elle se sent soudain comme une enfant que l'on réprimande parce qu'il a fait quelque chose de mal, et instinctivement, baisse les yeux et garde le silence. Là, avec sa tenue de travail, Sigrid n'en est que plus impressionnante, et Annika - une fois n'est pas coutume - est bien vite disciplinée par le reproche de sa jeune sœur.

Rapidement, elle la sent s'apaiser. « Vous êtes en mauvais termes ? » L'interroge-t-elle, et à cette question, Annika n'a pas de bonne réponse à donner. Elle hausse les épaules. « Je dirai pas vraiment mauvais termes... » Elle marque une pause, cherchant comment formuler ça. « Plutôt, pas de termes du tout. » Une autre manière de dire qu'ils se voyaient de temps en temps, sans jamais entretenir de relation sérieuse ; l'un comme l'autre étaient trop pris par leur travail, et ne cherchaient certainement pas à se mettre en couple, encore moins avec un collègue. Alors, quand elle avait appris sa grossesse, Annika était partie - elle n'avait pas envisagé la moindre seconde d'en informer son ancien amant.

La lumière blafarde, un soupçon de culpabilité, l'attente qui s'allonge dans ce couloir lugubre, et les hormones bouillonnantes dans son corps, autant de facteurs contribuant à rendre Annika particulièrement sensible. Et pour la première fois depuis des années, elle baisse la garde auprès de sa sœur. « J'aurai dû, tu crois ? J'ai pensé que ça ne le concernait pas... » Elle demande, comme une enfant ignorant la marche à suivre, acceptant enfin de se tourner vers la seule personne en mesure de l'aider.

La giraffe qu’est Sigrid a besoin d’étirer ses jambes une seconde, le déroulé de ses cheveux lui donne l’air d’une créature hors de la réalité mais elle est bien plus souvent qu’on ne le pense confrontée à ce genre de crises ordinaires. Ce sont des situations qu’elle évite par nature car tous les humains se laissent prendre dans de longues préoccupations teigneuses comme celles-ci, capables de revenir en boomerang.

Sigrid voit bien les couples qui finissent au poste pour une montée de voix inattendue, un coup au visage, ou des cas moins cruels de disputes répétées. Les disparitions en revanche, c’est une toute autre affaire.
D’habitude, un enfant pas vu depuis vingt-quatre heures, c’est une fugue chez un ami ou un parent, plus de deux jours, on peut contacter la police nationale, dresser un dossier, une semaine et il faut sortir les chiens renifleurs. Mais une amante qu'on peut activer d'un coup de fil et désactiver la seconde d'après, qui irait la chercher?
Sigrid est dans le vague, s’est évaporée une seconde, elle a l’image brève d’un voilier dont le mat tourne en grinçant sur le port. Pas de termes du tout hein?

Elle revenait à sa position initiale, amenant par réflexe son index et son majeur près de sa bouche, comme si elle avait eu une cigarette entre les doigts.
- Fais pas cette tête.

Alors comme ça, Annika avait quelques relations sans attaches? Elle pouvait prendre le large sans se retourner? Sigrid s’enfonça dans la chaise en plastique, endroit le moins confortable de tout l’hôpital sans doute. Les mains coururent sur son jean rapidement elle se reporta à la figure hantée de sa soeur. La perspective sonnait la jeune Bergman, le sens de l’orientation dans le dialogue se perdit mais revient au quart de tour, car cela allait avec la conception de Bergman. Elle ne savait pas se taire.

- Je vais partir d’une croyance populaire dans ce cas-là, si ça t’aide. La plupart des gens aiment savoir quand on attend un enfant d’eux, c’est un simple principe de cause à effet, ça évite à la bombe d’ex-

Elle est interrompue par l’apparition d’un personnage en blouse en face d’elle, qu’elle peut facilement identifier comme le médecin.

-…Ça ne veut pas dire que tu aurais dû.

Annika regarde sa sœur s'agiter, comme mal à l'aise. Aurait-elle réussi à éveiller chez Sigrid autre chose qu'un dédain serein ? Bien sûr, elle ne relève pas, trop enfoncée dans ses propres pensées ; le doute soudain qui s'installe quant à la marche à suivre. On ne lui a jamais transmis le guide, les quelques préceptes concernant sa toute nouvelle situation, et elle qui contrôle toujours tout navigue soudain à l'aveugle. Ses traits doivent se tirer, car sa sœur la reprend : « Fais pas cette tête, » dit-elle, impassible, certainement plongée dans d'autres considérations qui lui sont propres. La simple idée que ces deux femmes, issues des mêmes corps, d'un mélange de cellules, sont chacune devenues des entités si distinctes, des personnes à part entière, suffit à donner la nausée à Annika, quand elle réalise que bientôt, c'est elle qui donnera naissance à un être vivant. Et l'arrivée du gynécologue au loin suffit à finir de confirmer cette réalisation jusque là suffisamment abstraite.

Sigrid énonce sa réponse clairement, comme si elle récitait des propos qui ne lui appartenaient pas entièrement ; davantage de l'ordre de ce que l'on attend d'elle que de ce qu'elle pense réellement. « Je vais partir d’une croyance populaire dans ce cas-là, si ça t’aide. La plupart des gens aiment savoir quand on attend un enfant d’eux, c’est un simple principe de cause à effet, ça évite à la bombe d’ex- » Elle s'interrompt, coupée par l'arrivée de l'homme à la blouse blanche ; sourire trop net, pointe du stylo dépassant de la poche et cheveux bien coiffés, il semble en totale adéquation avec le monde qui l'entoure – moins avec les deux sœurs Bergman. « Ca ne veut pas dire que tu aurais dû. » Elle finit, et Annika lui adresse un petit sourire. Elle baisse la garde, trouvant alliée dans cette femme à ses côtés, dans ses dix centimètres supplémentaires et dans le regard bleu vif qu'elles partagent. Elle hoche la tête, alors qu'elle tend la main à Docteur Parfait. « Bonjour, Docteur. Ma sœur, Sigrid, » dit-elle avec un geste envers sa sœur, qu'elle n'avait pas présentée comme telle depuis des années. Si la dispute les avait éloignées, les réconciliations muettes de cette matinée passées dans le couloir de l'hôpital étaient passées par là, et les remous du passé étaient déjà oubliés. « A tout de suite, » dit-elle à sa cadette du bout des lèvres, avant de suivre la blouse blanche dans son cabinet.

***

L'entretien avec le médecin se déroule sans encombres, et Annika reparaît trente minutes plus tard, sereine quant à la santé de l'enfant à naître, moins quant à la décision de contacter le père dudit enfant. « Tout va bien ! » Elle lance, enjouée, à sa sœur toujours installée sur les chaises, éclairée par un néon blafard. Elle salue le médecin, s'avance vers Sigrid. Annika ne réalise qu'à moitié ce que signifient les images aperçues sur l'écran échographique : elle attend un enfant, un vrai, en chair et en os. « J'ai un peu peur, je crois. » Finit-elle par dire, regard posé sur ses pieds, évitant sciemment les orbes bleus qui lui font face. « Je ferais mieux d'appeler Pavel. » Conclut-elle sans grande conviction, bras croisés sur sa poitrine, attendant de sa sœur qu'elle l'en dissuade.

La soeur, Sigrid était bien la soeur, celle dans son blouson de service, un regard lancé presque nonchalant au médecin qui ne lui ressemblait qu’à moitié. Elle était mal léchée lorsqu’on l’interrompait, particulièrement en face de sa soeur, et peut-être aussi Sigrid prenait-elle de ces froncements de sourcils qui allaient avec sa co-équipière au travail.

Sigrid, travailler trop? La fin de l’échange se marqua d’un sourire plus ou moins honnête, Bergman jeune n’ayant pour habitude de ne rassurer que les gamins trouillards du poste avec un bête haussement d’épaule et un passage las de la langue sur les dents de devant en évitant soigneusement de toucher à sa parfaite pose de rouge-à-lèvres.

C’est seulement une fois qu’Annika fut partie pour son rendez-vous que Sigrid remarqua qu’elle s’était levée de son siège, elle sortit son téléphone de sa poche et pianota quelques minutes, aussi vide d’expression que le matin où tentant d’échapper aux remontrances de son aînée elle avait expédié quelques messages grincheux à l’acolyte.

***

Qu’est-ce-que c’était qu’une grossesse accidentelle après tout? En général pour faire un enfant les deux partis s’accordaient sur le destin abominable qui s’annonçait dans leur vie de couple. Voilà, exactement, il fallait que le mot « couple » marche des deux côtés. Cela explique pourquoi en voyant Annika sortir du bureau, elle l’apostropha d’un:

- En un sens, ce gars c’est une banque de sperme!

Sigrid tendit les deux bras en avant pour mettre sur la table sa déduction mais très vite elle reprenait un semblant de sérieux et plantait les mains dans ses poches.

- C’est bien, c’est bien. Mais non faut pas avoir peur! Sigrid craignait de loucher sur le ventre de sa soeur dans cette perspective horrifique qui formait un cercle plein. Pavel, Pavel comme dans Pavel le père du bébé? Pourquoi? Enfin je veux dire, oui ok, mais tu vas lui lâcher ça au téléphone?

Sortant du cabinet médical, Annika est accueillie par sa sœur qui l'apostrophe sans honte (jamais, avec Sigrid). « En un sens, ce gars c’est une banque de sperme ! » Annika adresse au médecin, qui est encore à ses côtés, un sourire crispé, prétendant ne pas avoir remarqué l'air consterné sur son visage. L'embarras est palpable, mais peu importe : la satisfaction de l'examen réussi prend le dessus, comme un vague souvenir de sortie de partiels à l'Université. Sauf qu'au lieu d'une note, cette fois, ce sont ces mots : tout va bien, le bébé est en pleine forme.

Une fois le médecin parti, Annika se retourne vers sa sœur, sourire incrédule sur le visage. « T'es insortable, putain. » Elle secoue la tête, amusée. « Je suis sûre qu'il serait ravi d'apprendre qu'il a servi de banque de sperme, effectivement, » elle lâche sur le ton de la plaisanterie. Entre les deux femmes, l'ambiance est à la plaisanterie, et rien ne semble pouvoir faire redescendre Annika de son petit nuage ; le stress accumulé dans la salle d'attente est soudain dispersé. Seule ombre au tableau : l'existence d'un père pour cet enfant. « Tu vas lui lâcher ça au téléphone ? » Les mots de Sigrid arrachent à Annika un haussement de sourcil. Elle n'avait pas, une seule fois, envisagé de faire autrement. « Ben oui, tu veux que je fasse autrement ? Que je l'invite chez les parents, peut-être ?! » elle balance, comme une évidence. Si elle n'a jamais été une personne particulièrement douée avec les sentiments des autres - c'est le moins qu'on puisse dire - Annika se sent soudain complètement en décalage avec ce qui semble attendu d'elle. « C'est bizarre ? Je suis bizarre ? J'ai l'impression de rien faire comme il faut. » La voilà, la panique de nouveau.

Les deux Bergman arrivent à la sortie de l'hôpital. L'issue attendue est là : chacune reprend sa route, et on oublie cet épisode pour retourner à son train-train quotidien. Mais Annika n'a pas envie d'être seule, aujourd'hui. Après une brève hésitation, elle se lance. « Tu veux boire un café ? Enfin, t'as peut-être des choses à faire... » Demande-t-elle d'une petite voix, et c'est une Annika plus vulnérable que jamais qui se dévoile.

- Les hommes aiment exploiter leur patrimoine génétique, c’est bien connu…

Quoique ce n’était pas une connaissance universelle mais le portrait du mâle par Sigrid Bergman était plus que jamais abîmé par son énième rupture avec l’amour de lycée qu’elle traînait à la force des bras et qui avait foutu le camp il y a quelques semaines de ça, encore. Cela dit, c’est une autre histoire et autant lui que Pavel étaient aux abonnés absents, volontairement ou pas. Sigrid passait bien sur les posters de l’office du tourisme mais ça s’arrêtait là. Elle avait développé un intérieur féroce dans lequel s’entremêlaient les vieilles passions et les nouvelles, elle comprenait cela dit totalement les fossés dans lesquels terminaient les gens mais elle ne s’embarrassait pas d’être constamment correcte. Trop d’énergie dépensée.

D’ailleurs la vie de « poulet » l’avait propulsée quelque peu dans ce virage de mort où elle jugeait après un vif coup d’oeil à force de tout analyser. Aujourd’hui c’était différent, elle récupérait sa soeur à la sortie d’une clinique, devait patauger dans une vie d’adulte qu’elle n’entretenait qu’au bureau. Le silence se fit long et puis elle se décida à avoir son âge pour cette fois.

- Jo’ supervisera, elle est au bureau.

C’était une réponse à son invitation, même si Sigrid ne buvait pas de café si ce n’était pas pour carburer au milieu d’un dossier barbant de feu rouge grillé. Elle haussa un sourcil, jaugeant la situation pendant qu’Annika et elle avançaient dans les couloirs.

- Non mais, peut-être qu’il aura envie d’être impliqué, peut-être pas, mais si tu veux le prévenir tu dois t’attendre à cette éventualité c’est ça que je veux dire.

Sigrid lâche un commentaire acerbe sur la gent masculine, arrachant un rire à Annika. Les hommes... Elle en aurait des choses à dire ; et pourtant, elle-même est loin d'avoir été irréprochable, particulièrement dans sa vie sentimentale. Annika n'a jamais été de celles qui se lient pour toujours, préférant les relations brèves et sans sentiments. Plus d'un lui ont d'ailleurs attribué un cœur de pierre, craché comme une insulte alors qu'ils quittaient son appartement, leurs quelques affaires dans les bras. Et pourtant, la voilà avec une attache pour la vie, de celles dont on ne se défait jamais. Elle allait se trouver irrémédiablement liée à un homme qu'elle ne connaît finalement que peu ; et c'était peut-être l'une des raisons qui l'avait, inconsciemment, poussée à chasser Pavel de son esprit.

« Jo supervisera, elle est au bureau, » affirme la cadette, comme un acquiescement tacite à la proposition antérieure. Chez les Bergman, l'habitude était davantage dans les demi-mots que dans les réponses franches, et elles avaient grandi en décodant ce langage approximatif. Alors qu'Annika s'apprête à embrayer et détourner la conversation de son objet initial, Sigrid revient à la charge au sujet du père de l'enfant. Encore une fois, elle évoque une possibilité subtilement esquivée depuis le début de la conversation : quelle sera sa place, à cet homme, aux côtés d'Annika ?

« J'en sais rien, moi... J'ai pas envie de l'avoir dans les pattes, » elle finit par lâcher, comme si cette éventualité représentait avant tout un poids, une charge supplémentaire à assumer pour elle. « Et puis, je vois franchement pas ce qu'il viendrait faire ici. » conclut-elle d'un ton sans appel, alors que les deux sœurs arrivent au café le plus proche de l'hôpital. Elles s'installent, et attendent l'arrivée d'un serveur qui tarde à venir. « Bon, qu'est-ce qu'ils font, là ? » lance une Annika manifestement exaspérée, bien que n'ayant aucune obligation ensuite ; plutôt concentrer son agacement sur une cible facile que sur un père qui s'ignore encore.