Le second degré n'est pas une blague avec de la fièvre. || Niisha

Tu tires fermement sur les laisses de NewJ et Ragnarok, nonchalamment accoudé à la clôture de la carrière. Si le premier finit par s’asseoir, patpatant avec avidité la terre devant lui de ses petites pattes, le second, ventre à terre, continue de grogner d’un air malfaisant qui lui est assez rare.

« Non les gars, le cheval ça ne se mange pas. »

Ragnarok n’a jamais peur de rien – et c’est souvent un défaut – mais le grand bestiau sur lequel Alyosha est monté ne lui inspire aucunement confiance. Sobaka s’est vautré sur le sol pour prendre le soleil en cette belle journée printanière – y’a dix degrés mais c’est une belle journée, okay – et Norne, les oreilles dressées, surveille attentivement le mal que ce grand animal pourrait faire à son maître. Tirant sur ta cigarette, tu souffles contre le ciel bleu un modeste nuage de vapeur qui se disperse dans l’air insulaire.

Vous aviez déjà connaissance de la présence du centre sur l’île mais vos affaires vous ont rapidement orientés vers le quotidien très actif mine de rien, de la communauté. Sous prétexte des noces de Cuir – quel nom sexy – qui s’approchent, tu as traîné son altesse sérénissime du côté de ces monstres à quatre pattes dont les fers claquent durement sur le sol.

« Son Altesse est satisfaite ? » hèles-tu après avoir pris dans tes bras le caramel avide dans l’espoir qu’il se calme.

Contrairement à ce que les apparences – et la rumeur – laissent entendre, je ne suis pas quelqu'un de pénible, ou enfin des fois je me calme. En l'occurrence, m'emmener monter à cheval alors que c'est une activité qui me manque atrocement, c'est une bonne façon de me contenter et de coller durablement sur mon visage un sourire ravi de sale gosse, une expression que j'ai jamais perdu même en prenant difficilement du plomb dans la tête.
Au figuré, je tiens à préciser.

« Toootalement soldat », je réponds à mon mec, même s'il n'est plus soldat depuis un moment et que je trouve ça vaguement dommage parce que je fantasmais sérieusement sur cette partie de sa vie. « Regarde comme il est mignon le poney qu'ils m'ont filé. »

Comme nombre de cavaliers, j'exagère : ça n'est pas un poney c'est un cheval, mais ne me connaissant pas, ils m'ont donné le bon cheval de club qui ne bouge pas. Je m'en fiche, je kiffe. Il fait beau, j'ai pas froid une fois perché sur un cheval, et mon mari est l'homme le plus admirable et gentil du monde : c'est limite si je pourrais m'envoler de bonheur – c'est flippant quand je suis comme ça mais bon, je ne suis pas connu pour des émotions en demi-mesure.

« Ragnaroook, arrête de râler, j'ai bientôt terminé ! »

« Je sais pas si mignon est le terme adapté, mais oui il est beau. »

Tu ne vas pas dire le contraire alors qu’un des représentants de l’élevage vient de passer derrière toi, en conversation très animée sur un sujet dont tu ne comprends que quelques bribes au téléphone – c’est que le suédois bien que voisin de ta langue natale a ses propres spécificités qui sont difficilement décelables quand on n’a pas l’habitude. Un autre animal vient claquer des fers dans le coin, tapissant tes bras d’un Ragnarok offensé que ni Alyosha ni toi ne parvenez à calmer.

« Amuse-toi chéri, je vais m’éloigner un peu sinon il va leur sauter dessus et je ne crois pas que j’ai envie de voir ça. »

Un gros museau vient souffler une haleine d’herbe macérée dans le poil du caramel qui ouvre de grands yeux, outré. Au moins, il cesse un instant de brailler.

« Aller NewJ viens. »

Le plus petit de tous, intimidé par cette grande bestiole, vient docilement se caler entre tes chevilles, le pompon bas, des fois qu’une nouvelle provocation ferait sauter l’animal par dessus la clôture pour les dévorer. Ragnarok une fois posé au sol, et t’étant assuré qu’il ne va pas faire un steak de la monture d’Alyosha, tu te grilles une cigarette, petit trou illicite dans la pureté de l’air hiémal.

Je regarde mon petit New Jersey qui s'éloigne en faisant attention à ne pas faire trop de bruit, il est trop mignon ce chien. Niilo expire sa fumée, et un cri du propriétaire des lieux qui me demande si ça me dérange pas trop de rien foutre ravive mon attention sur la leçon d'équitation.

On a terminé une poignée de minutes plus tard et je dois dire que j'ai mal partout ; c'est fou comme on peut oublier l'existence de certains muscles rapidement, et s'en souvenir dans la douleur. Ah dans ces cas-là je plains les grands sportifs, je te le dis.
Comme je n'entends plus Ragnarok, soit Niilo a trouvé le moyen de le faire taire, soit il s'est éloigné, à mon avis c'est la deuxième solution. Est restée avec moi ma digne Norne, qui s'est assise à bonne distance du cheval, mais qui me surveille au cas où il faudrait intervenir.

Une autre cavalière dont je ne saurais dire si elle est plus intéressée par la chienne ou par moi, m'abreuve de questions. J'ai un peu de mal à comprendre ce qu'elle dit, étant plus habitué au norvégien qui n'est pas loin s'en faut, ma langue maternelle.

« Non c'est un chien de chasse mais ils sont très efficaces en gardien aussi. Elle a un an, oui elle est déjà adulte, c'est des chiens rustiques alors... »

Elle m'explique ses aventures canines étant petite, que je n'écoute que d'une oreille – comme dirait ma mère « être impoli je sais pas de qui tu tiens ça mais tu l'as dans le sang ! »
Ma mère est persuadée que je suis une punaise malfaisante – mais elle convient que je sais m'habiller.
Les enfers sonores se déchaînent et ça doit être Ragnarok.

« Ah tiens, ça c'est un autre de mes chiens. Caramel regarde je suis encore en vie ! »

Ragnarok que l’on sait de nature fort angoissée – demeurant ainsi l’exception de la règle qui dit que les animaux de compagnie ont le caractère de leur maître – se précipite vers Alyosha comme un boulet de canon, lévitant au dessus des herbes folles du pré, quand ce dernier l’appelle. Longeant la barrière, tu suis le démon orange jusqu’à ce que sa laisse se tende dans un bruit de corde grave, tirant sur le harnais qui le maintient loin des chevaux. Il se vautre sur le sol, boule de poils hystérique, petit feu d’artifice naturel, tandis que tu le rejoins, NewJ essayant sagement d’enjamber les brins d’herbe et attaquant ceux qui le frôlent de trop près.

Une cavalière à qui l’accoutrement et la pratique de l’art hippique taillent des jambes superbes et un cul à se damner se rapproche toutefois un peu trop de ton mari à ton goût, mari que tu viens ourler de l’ombre massive de ta carcasse, demeurant toujours souriant malgré tout.

« Alors ça été ? »

Tes lèvres se déposent à la jonction entre son épaule et son cou, où se tendent plus que jamais des nerfs malmenés par de rudes épreuves de maintiens.

« Tu es tendu dis-moi, ce n’était pas le but. »

Le cheval étant correctement attaché à son anneau, et dessellé, je peux m'en éloigner pour attraper le renard parfaitement hystérique sans doute inquiet de constater que je me suis fait mal, ou que je sens le vilain gros animal.
Effectivement, je sens le bourrin, mais il se contente de se tortiller avec joie dans mes bras, heureux que j'en sois descendu sans casse ; il a vu plusieurs fois des chevaux et décidément il n'aime pas ça. Ragnarok est courageux... sauf face à la gente équine.

« Mais oui mon chien t'en fais pas, je t'aime toujours autant. »

Bon techniquement c'est pas vraiment mon chien ; c'est celui de Niilo. Et quand j'ai eu la bonne idée de partir de Norvège, il y a de ça longtemps, Ragnarok est resté avec lui.
Mais bon aujourd'hui on fête nos deux ans de mariage alors c'est un peu mon chien aussi.
Je me laisse embrasser par Niilo et sans doute que la cavalière fait la moue, et que j'ai perdu l'occas d'avoir une copine de cheval – oui je compte revenir régulièrement !

« C'était trop bien ! » je réponds avec enthousiasme à Niilo, avant d'évidemment enchaîner de suite, on parle de moi. « J'aimerais revenir régulièrement. Ça te dit pas de remonter à cheval toi ? »

Je ris quand il déclare que je suis tendu ; tu m'étonnes je suis une bête stressée évidemment que j'étais tendu comme un arc à cause de ma stupide angoisse de la performance !
Je lui glisse un regard évocateur, égrillard, ma spécialité.

« Oui mais tu sais comment faire passer ça, hein ? »

Je repose le renard au sol, qui court en rond.

Alyosha a cette manière impérieuse mais que tu arrives à trouver adorable, de vouloir nimber son entourage, sa plèbe improvisée, de l’émotion qui le traverse à chaque instant ; s’il est agacé il emmerdera la terre entière, mais s’il est heureux, il te semble avoir tendance à te faire partager son bonheur. Rien d’étonnant donc à ce qu’il veuille associer ta joie à ce qui provoque la sienne. Mais les canassons, très peu pour toi.

« Ce n’est pas mon truc. En termes de moyen de transports, je préfère les navires. » Tu jettes un regard doux à la fille qui conversait avec ton mari et qui soudain, en ce qui la concerne, est moins douce tout d’un coup. « Et entre nous, je préfère chevaucher autre chose. »

Tu accompagnes la remarque d’une oeillade dont il comprendra aisément la signification, puis comptes par réflexe en relevant la tête, les chiens pour t’assurer qu’ils sont tous dans le périmètre. Ainsi que des enfants, ils t’inquiètent quand ils sortent de ton champ de vision.

« Bien sûr que je sais faire. »

Tes doigts glissent le long de ses trapèzes d’une manière appuyée, mimant un ersatz de massage que tu sauras prolonger dans l’utile et l’agréable une fois votre intimité retrouvée. Ragnarok repart en furie dans les hautes herbes, n’y apparaissant plus à la fin que sous la forme d’un sillon creusé dans la marée verte coiffée par le vent glacial.

« Qui c’était ? » demandes-tu en jetant un regard vers la-cavalière-au-cul-d’enfer.

Niilo me rappelle avec sa douceur habituelle et toute nordique que les bourrins c'est pas trop sa tasse de thé ; ce que je ne comprendrais fermement jamais. Je veux dire, sa mère est passionnée, je suis passionné pourquoi ça l'intéresse aussi peu ? … L'évocation de navire, toutefois, fait pétiller une bulle de souvenirs charmants dans mon regard bleu foncé : je me rappelle parfaitement de mon premier anniversaire passé avec lui, et il y avait notamment une nuit passée sur un bateau mémorable.

« Je sais », je réponds en lui tirant la langue, amusé par sa façon d'être.

C'est une journée sympa, on fête notre anniversaire de mariage, y a largement pire dans la vie hm ! Niilo surveille les chiens de son regard de soldat des mers qu'il n'a jamais perdu, et ses doigts me massent l'épaule dans un geste rassurant.
Je salue la cavalière d'un geste large de la main auquel le moniteur répond également, et je tourne les talons pour suivre mon mari et les chiens, répondant à la question de Niilo en attendant sagement la fin de sa cigarette.
(Bien la seule chose que j'attends sagement...)

« Elle s'appelle Annette, elle a un bon niveau à cheval et elle vient de divorcer de son mec qui était kiné et qui avait des mains magiques », je précise en appuyant sur la magie supposée des doigts du type, prononçant les mots en français. « Bref rien de neuf on se fait toujours draguer dans les clubs quand on est un mec. »

Le monde à l'envers j'te dis !

Tu hausses un sourcil.

« Ben j’espère que t’es pas motivé par, je sais pas, l’idée de lui montrer que tu as toi aussi les mains magiques, hm ? »

Le fait que la situation soit courante n’est pas réellement une manière de te rassurer. Et contrairement à ce que les apparences laissent penser, ta jalousie est tout aussi maladive que celle de ton mari.
Tu as juste, eh bien, la jalousie glaciale et secrète. Mais venimeuse.

Tu sais très bien ce que ton mari va te répondre, aussi ne poursuis-tu pas la métaphore ; vous fêtez un anniversaire de mariage, n’est-ce donc pas la preuve d’une forme d’indestructibilité de votre union ?
Ah ! Mort de rire.
On va y croire pour aujourd’hui, disons. Du moins, ça te plaît de le croire, alors que tu as rejeté l’idée toute ta vie.

Ragnarok revient comme un boulet de canon dans son habituel trot hystérique et dépose dans l’herbe un bâton que tu te proposes de lui lancer, sous l’oeil médusé de Sobaka qui n’a toujours pas compris comment ça marchait. Le bâton fuse dans l’air, se fiche à l’orée de la forêt avoisinante, et Ragnarok y disparaît à son tour dans un aboiement hargneux.

« Elle me rappelle quelque chose, cette forêt. »

Je prends mon meilleur air de prince agaçant, ce qui n'est pas bien dur puisque chez moi c'est devenu une seconde nature. Niilo ne fait pas souvent allusion à sa jalousie, parce qu'il est bien plus fort que moi pour avoir l'air de gérer – comme je le dis si bien – avec classe et détachement.
Finalement quand on gratte un peu sous la surface ça n'est pas tant le cas, mais il est redoutablement discret là-dessus...

« Mais non chéri, j'ai pas envie de lui montrer. Je suis trop occupé avec toi de toute manière. »

Je lui souris, gentiment séducteur. Je ne suis pas spécialiste des relations longue durée, Niilo est ma première expérience, et je trouve qu'on s'en sort super bien avec ma technique qui est de le draguer tous les jours comme si j'avais à le séduire.
Je suis un fichu charmeur, c'est comme ça...
Je lui fais un sourire à l'évocation d'un souvenir commun dans la forêt, dont je me rappelle parfaitement moi aussi. Je réagis pas vraiment bizarrement me connaissant, mais de manière bien plus calme qu'à nos débuts : je tends la main vers la sienne pour la glisser dedans, m'approche de lui alors que le renard part joyeusement débusquer son bâton, reparti dans son jeu favori.

« Hmhm. Je me rappelle très bien de cette première neige près de ta base. »

Je lève le nez pour l'embrasser, roule des hanches contre les siennes pour le provoquer... et me décale, très pétasse.

« On va se promener dedans ? » je propose, presque innocemment.

« J’espère bien que tu t’en souviens. »

Tu lui jettes un faux regard d’iceberg, de celui qui demeure un brin menaçant et autoritaire juste assez pour se heurter à son regard séducteur. Tu espères qu’il se souvient de la neige qui nimbait la Norvège de ses cristaux fantastiques et de son silence ouaté, tu espères qu’il se souvient de cette partie de cache-cache dans la forêt, des troncs givrés contre lesquels tu l’as poussé. Tu espères qu’il se souvient de ton corps placardant fermement le sien contre le bois, des extases successives, des premiers messages que ni lui ni toi ne vouliez pas interpréter.
Ca semble si loin, si près à la fois.
Comme sa main qui caresse la tienne, et force innocemment tes phalanges à s’écarter pour accueillir ses doigts « magiques » entre elles.

« Volontiers. Si t’es sage je te ferai un nid dans les arbres. »

S’il est sage y’a également autre chose dont tu vas faire un nid. Tu parviens à l’orée de la forêt, écarte une branche que Alyosha aurait pu tout aussi bien enjamber comme un grand de ses longues gambettes de cavalier avéré.

« Si son Altesse veut bien se donner la peine. »

Mais...certaines choses ne changent jamais.

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» Izabel (+) une femme avec une femme.