Un fantasme inavouable ? C'est mal me connaître. || Ana

Ragnarok ébouriffe son soyeux poil de spitz dans la fraîcheur printanière de Visby, sillonne les silhouettes, libéré d’une laisse sans laquelle il se serait quelques semaines plus tôt, perdu dans la brume gorgeant les rues que vous traversiez lors de ton sport matinal. Sa fourrure encore bien fournie, d’un beau cuivré étincelant te permet de le garder à l’œil. La place s’est bondée au moindre rayon d’un soleil qui s’est fait si rare ces derniers temps, sans surprise compte tenu de l’hiver qui s’est étiré semble-t-il pendant une éternité. Dans la fraîcheur de la fin d’après-midi tu as quitté le chenil pour une promenade plus urbaine, cheveux relâchés et cigarette au coin des lèvres. Les rues ne sont pas simples à sillonner ainsi remplies avec une telle carcasse que la tienne, mais le paysage flavescent n’instaure aucune mauvaise humeur, adoucit les mœurs, tapisse les ardeurs d’une douceur faite de fleurs délicatement parfumée et de lumières tamisées au creux des lampions farceurs.

La fragrance intense du saumon fumé traverse l’atmosphère alors que le dîner se rapproche, et elle atteint le museau du spitz qui fonce directement à sa source, indifférent au sifflement sévère que tu lances pour le ramener vers toi.

« Ragnarok, viens ici ! »

Un aboiement joyeux te répond et tandis que l’animal te jette une œillade moqueuse, il se fracasse le coin de la bouille contre les tibias d’une demoiselle. Une roulade de poils investit le pavé dans un éternuement mécontent.

Les annonces étaient impossibles à manquer, et les souvenirs d'Ana ne pouvaient la trahir : le retour du printemps, en Scandinavie, est toujours synonyme de festivités, de promenades fleuries et de chants joyeux. C'est donc sans surprise que ses flâneries, déjà fréquentes par temps plus frais, se sont démultipliées à l'arrivée des beaux jours. Le marché installé en plein cœur de ville a rapidement eu toute son attention, tant et si bien qu'elle a finit par aller s'y promener dès le moindre rayon de soleil pour boire un café et profiter de l'atmosphère singulière de la ville éveillée, comme sortie de son hibernation.

Et c'était bien là sa destination en cette fin d'après-midi, quand une boule de poils, vive et intrépide, vient finit sa course dans ses jambes dénudées. Un jappement sonore se fait entendre tandis que l'animal se roule sur le sol. « Oh my god ! » s'exclame-t-elle sans chercher à masquer son accent américain, qui rejaillit immédiatement dans ses mots. Du regard, elle cherche le maître du chien, qu'elle identifie rapidement : un homme d'une trentaine d'année, à la stature aussi impressionnante que sa chevelure. Elle lui adresse un regard atterré et s'avance vers lui, avant de baragouiner quelques mots dans son suédois plus qu'approximatif. « Il bien ? » elle l'interroge, désignant son compagnon, désormais installé sur le pavé comme si de rien n'était. « Sorry... Je pas vu. »

La souplesse avec laquelle Ragnarok roule sur le sol avant de très simplement s’étendre sur le flanc, ventre à l’air et langue pendante, montre son habitude pleine et entière d’exécuter tous types de cascades quelque soit l’environnement. Tu n’as pas le temps de t’inquiéter pour l’inconnue qu’il a plus ou moins prise en grippe qu’elle s’en vient vers toi, galérant avec un tendre accent américain qui te rappelle tes plus jeunes années quand tu t’étais installé aux Etats-Unis.
Tu étires un sourire, embrayant dans la langue anglaise que désormais tu maîtrises.

« Il va bien ne vous inquiétez pas, il a l’habitude de faire des conneries tout le temps et de...rentrer dans les gens pour leur dire bonjour. »

Tu baisses vers ton chien un regard bleu clair qui pourrait passer pour un jugement glacial ; mais ton petit compagnon de longue date tourne toujours les choses à ton avantage avec cette inénarrable tendresse animale, et prend juste cela pour de l’attention. Il te lance un aboiement affirmatif ; ça va, il va bien, tranquille, il vit sa meilleure vie mon pote.

« Vous n’êtes pas d’ici, hein ? »

Remarque typiquement nordique montrant que les étrangers, s’ils ne sont pas malvenus, sont considérés d’abord par leur étrangeté avant toute autre chose. Mais qu’est-ce que tu pourrais dire, toi qui a vécu hors du continent pendant toutes ces années ?
Dans un claquement de doigts tu ordonnes à Ragnarok de se relever, ce qu’il fait en bondissant immédiatement sur ses pattes, comme monté sur ressorts.

« Je vous offre un verre pour l’excuser ? »

L'inconnu s'adresse à Ana dans un anglais presque parfait, lui extirpant un soupir de soulagement, alors qu'elle note mentalement que la nécessité de prendre des cours de suédois se fait de plus en plus pressante. Partout où elle a voyagé, elle a toujours mis un point d'honneur à tenter de communiquer dans la langue du pays, et si elle est encore capable de baragouiner quelques mots pour se faire comprendre, les échanges plus approfondis ne sont pas aisés.

« J'imagine que c'est une manière de faire ! » répond Ana, amusée par l'animal qui tourne, jovial, autour de son maître. Elle s'accroupit à ses côtés et lui caresse doucement la tête, alors que l'inconnu poursuit, l'interrogeant sur son origine. Ana s'est habituée à cette question, que les habitants de Visby ne cessent de lui poser. Fort heureusement, elle n'est pas timide et ne manque jamais une occasion de papoter, et ne s'en offense donc pas ; d'autres pourraient se sentir heurtés par la méfiance qui s'en dégage. « Non, je suis américaine ! En vacances, » Explicite-t-elle, simplifiant volontairement la raison de sa venue.

« Avec plaisir, » répond-elle quand il l'invite pour un verre, et tous deux - ainsi que l'animal - se dirigent vers l'un des stands de boissons qui entourent la place. L'endroit est encore calme, pourtant une petite file d'attente s'est créée, et tous deux se retrouvent côte à côte, patientant sagement. « Et vous, vous êtes d'où ? Votre anglais est parfait ! » Difficile d'imaginer que l'homme puisse être originaire du pays, tant il émane de lui quelque chose de singulièrement différent des habitants de Visby.