(ana) welcome home, dearest.

La brume hivernale rendait sa journée un peu difficile. On lui avait signalé un phoque échoué le long d’une plage à quelques kilomètres d’ici, mais il lui avait été assez difficile de le repérer par ce temps et le soleil qui avait disparu depuis une heure. Malgré cela, il avait pu transporter l’animal jusqu’au centre et avait pu voir son état en détails. Emaciation, quelques blessures, mais il semblait assez réactif ce qui était toujours bon signe.

Stian est quelqu’un de passionné, et très impliqué. Il lui arrive régulièrement d’oublier des rendez-vous, de ne pas voir passer l’heure, alors qu’il est pris dans son travail ou ses recherches. C’était le cas ce soir, malgré le soleil tombé et la nuit noire, il oublia de rentrer chez lui, ou il avait prévu de préparer un dîner pour l’arrivée d’Ana. Il était pourtant très excité à l’idée de la voir, cela faisait bien trop longtemps qu’il avait quitté San Francisco, et bien qu’ils s’appelaient régulièrement, sa meilleure amie lui manquait. Malgré cela, il ne pensait qu’à une chose ce soir-là : trouver un nouveau vétérinaire avec qui collaborer. Il avait beau connaître parfaitement ces êtres marins, il n’avait pas les connaissances médicinales suffisantes, et cela lui porterai bientôt préjudice, il le savait.

Avec Aretha Franklin et Amazing Grace en fond, Stian était enfermé dans son bureau et envoyait des emails à tous les contacts qu’il pouvait trouver. Son équipe était partie depuis bien longtemps, heureusement pour eux, mais lui n’avait la tête qu’à ça. C’est donc sans grande surprise que je peux affirmer qu’il sursauta lorsqu’il entendit une voix pleine de reproche – et pourtant tellement chaleureuse, l’interpeler, par quelque chose comme « heureusement que j’ai décidé d’arrêter de t’attendre, c’est comme ça qu’on accueille sa meilleure amie venue de l’autre bout du monde ? » Bien trop heureux d’entendre sa voix, de la voir, ici, sur son île, il ignora son reproche et le fait qu’il devrait se sentir terriblement coupable pour la prendre dans ses bras. « T’en as mis du temps, Simons. » Il ne parlait pas que d'aujourd'hui, et du temps d'arriver au centre - bien qu'ils avaient décidé de se retrouver au port et qu'il l'avait complètement oublié. Il était sur l'île depuis six mois, et bien qu'il comprenait tout à fait qu'elle n'avait pas pu lui rendre visite avant, c'était bien trop long pour lui. Ils avaient fait ça ensemble pendant tellement d'années, qu'il s'était senti comme perdu sans elle. Après avoir embrassé sa joue - et ressenti une chaleur dans son ventre qu'il décida d'ignorer, Stian ajouta, commençant enfin à se sentir un peu mal de l'avoir fait attendre dans le froid « Et si je te fais une tasse de thé et te présente mon dernier arrivant que je viens de secourir, tu me pardonnes d'avoir été un mauvais ami ce soir? »

L'obscurité, déjà bien installée, enveloppe tout Visby alors qu'il n'est encore que dix-huit heures. En cette période, les nuits se font aussi longues que les jours : Ana l'avait presque oublié. De la Scandinavie, elle avait oublié, aussi, les odeurs de cannelle qui émanent des cafés quand on se promène dans les rues, la neige qui ne fond jamais vraiment, les bougies allumées derrière les fenêtres, comme autant de lanternes dédiées tant aux passants qu'à ceux qui se trouvent à l'intérieur. Elle n'est revenue dans ces contrées nordiques qu'à quelques reprises - Oslo, Stockholm, seulement des capitales - pour des conférences et des sommets. Mais Visby, à sa manière, lui rappelle les années passées au lycée en Norvège, et c'est non sans émotion qu'elle foule de nouveau ces terres, dix ans plus tard.

Quelques jours seulement qu'elle est arrivée, et le pincement en cœur qui s'était emparé d'elle à l'atterrissage de l'avion - pensée à James, à New York, à tout ce qu'elle laisse - semble doucement s'évanouir. Il laisse peu à peu place à la satisfaction d'être là, la satisfaction aussi des moments qui se dessinent avec Stian, six mois après l'avoir vu partir, s'engouffrer dans l'aéroport, un dernier au revoir et puis le départ. Il s'agit de leur plus longue séparation depuis leur rencontre, en y pensant bien. Bien sûr, ils se sont écris, appelés, vus même via les webcams : les technologies qui font du bien, mais jamais plus que de véritables retrouvailles.

Et ces retrouvailles, en chair et en os, sont prévues pour ce soir : c'est donc, comme convenu, à dix-neuf heures trente précises, qu'Ana se présente - bouteille de vin rouge à la main - devant le bateau indiqué par Stian comme le sien. Elle se rend rapidement à l'évidence : il n'est pas là. Loin d'être surprise, elle l'appelle. Pas de réponse. Elle lève les yeux au ciel, jette un regard à sa montre, lui accorde cinq minutes de répit. Le temps passe et sans surprise, il ne vient pas. Alors, Ana prend la direction du centre de sauvetage où - d'après ses propres dires - Stian passe une bonne partie de ses journées et de ses nuits. Elle y trouve les lumières allumées, et retrouve aisément son ami. « Heureusement que j’ai décidé d’arrêter de t’attendre, c’est comme ça qu’on accueille sa meilleure amie venue de l’autre bout du monde ? » Elle lui adresse un large sourire, bien trop heureuse de retrouver son meilleur ami pour parvenir à feindre l'agacement comme elle voulait pourtant le lui faire croire. Ils se prennent dans les bras en une étreinte qui dit tout.

« Et si je te fais une tasse de thé et te présente mon dernier arrivant que je viens de secourir, tu me pardonnes d'avoir été un mauvais ami ce soir? » Ana sourit, heureuse de retrouver Stian comme elle l'a laissé : tout entier dévolu à sa cause, et capable de passer des heures et des heures à s'occuper des animaux qu'il recueille. L'émotion est palpable, et elle ne peut s'empêcher de rire nerveusement. « Avec grand plaisir, présente-moi donc le petit privilégié auquel tu m'as préféré! Tu me feras visiter les locaux, aussi ? » lâche-t-elle, surexcitée par la découverte du cadre de travail et de vie de son ami. « Et plutôt qu'un thé, que dis-tu d'un verre de vin, pour fêter nos retrouvailles ? » Elle tend la bouteille, sourire en coin.

« Avec grand plaisir, présente-moi donc le petit privilégié auquel tu m'as préféré! Tu me feras visiter les locaux, aussi ? » Il avait eu tellement hâte de lui montrer ce pour quoi il avait travaillé dur, donné de tout son temps, et il savait qu’elle serait celle qui l’apprécierait le plus. Elle savait à quel point c’était important pour lui. Et il est vrai que ça lui manquait, beaucoup, d’avoir quelqu’un avec qui partager son quotidien et qui avait cette même passion qui l’habitait. « Bien sûr, tu as droit à la visite VIP ce soir. Personne ne l’a encore eu, tu peux te sentir privilégiée. » Elle sort alors sa bouteille de vin. « Ah tu es venue préparée, je te reconnais bien là. » , répondit-il, affichant un grand sourire. Il cherche dans le placard derrière lui s’il trouve deux verres convenables, et tombe sur ses tasses du Marine Mammal Center qu’il avait ramené avec lui. Il s’était peu encombré lors de son départ des US, ne sachant pas vraiment combien de temps il serait parti, s’il reviendrait, tout était un peu flou à ce moment-là. Mais ces tasses étaient celles qu’il avait acheté lors de leur première semaine de stage il y a environ dix ans, alors il les avait machinalement mis dans sa valise. Leur blancheur tournait maintenant vers le marron, avec tous ces cafés, thés et vins buent depuis. « Bon, je n’ai pas de verre, mais on se le fait à l’américaine ? »  Sourire en coin, il ouvre la bouteille et leur sert deux tasses.

Dehors, la neige recommence à tomber, mais cela n’a pas l’air de déranger les quelques phoques qui se trouvent dans l’un des deux bassins. Stian a toujours aimé voir ces paysages blancs, le froid qui prend tout le corps et fait se sentir plus vivant, les bougies dans les maisons et les feux de cheminées. C’était une saison tellement chaleureuse. Et cela lui avait beaucoup manqué, durant son temps aux Etats-Unis. La chaleur de la Californie n’est pas pour tout le monde, et il n’aurait jamais imaginé y passer autant d’années. Pourtant, il n’a que de bons souvenirs de son temps passé là-bas. Il n'a pas de cheminée dans sa nouvelle habitation, obviously, mais on y trouve des bougies un peu partout. « Suis-moi derrière cette cabane, j’y ai installé ce que j’appelle ICU, où nous mettons les animaux que nous venons de sauver, ou qui sont vraiment trop faibles pour être mis dans les boxes séparés avec baignoires. » Tasse dans une main, il prend celle de sa meilleure amie dans l’autre, complètement excité à l’idée de pouvoir enfin lui montrer cet endroit. Il la conduit à l'arrière, un endroit un peu caché que les visiteurs ne peuvent pas voir, puisqu'on y trouve les animaux dans les plus mauvais états.

Arrivés sous un abri de bois, abri de fortune en attendant de pouvoir faire mieux, sous lequel se trouvent quatre boxes, il s’approche de la première.  « Voilà A-015, le petit phoque gris auquel je t’ai préféré. » Il est maigre, pour un jeune d’environ un mois, et il a quelques blessures sur le corps. Malgré cela, il est assez réactif et se redresse un peu pour les regarder. « Il n’a pas encore de nom, je me suis dit que tu pourrais lui en donner un. » A-015, le quinzième sauvé depuis l'ouverture du centre il y a un peu plus d'un mois.

Spoiler:

Les choses se déroulent avec un naturel qui pourrait surprendre, après six mois sans se voir. Pourtant, tout est fluide, à croire qu'ils se sont quittés pas plus tard que la veille. Ana ne s'était pas vraiment posée la question, tant rejoindre Stian lui avait semblé la meilleure (et peut-être la seule) chose à faire. Mais quand elle s'était trouvée devant la porte du refuge, une petite boule avait fait l'apparition dans son ventre ; tension qui s'est estompée aussi vite que le visage jovial mais fatigué de son ami était apparu dans la pièce. « Bien sûr, tu as droit à la visite VIP ce soir. Personne ne l’a encore eu, tu peux te sentir privilégiée. » Ana lui adresse un large sourire satisfait, trop heureuse de la découverte à venir et de la partager avec son meilleur ami de si longue date.

Il lui tend une tasse de vin dont Ana s'amuse aussitôt qu'elle voit apparaître le logo du Marine Mammal Center : il n'a peut-être pas laissé toute sa période américaine derrière lui, finalement. « Elles en ont fait du chemin ces tasses ! C'est parfait. » Elle confirme, attrapant le mug par la poignée avant de le tendre dans la direction de Stian afin de trinquer avec lui. « A ta nouvelle aventure suédoise, » Annonce Ana, faussement solennelle, sans quitter son ami du regard, comme le veut la tradition. Elle prend quelques gorgées du liquide sombre qui vient délicatement lui teinter les lèvres de pourpre. Il est loin d'être bon (on pourrait même aisément dire mauvais), et elle ne cache pas une moue désenchantée. « Le vin en Scandinavie, toujours pas une réussite... j'aurais dû m'y attendre ! » Les vins de Californie, bercés de soleil, servis dans d'énormes verres en cristal, semblent bien loin. Mais ce vin-là a un tout autre goût : celui des retrouvailles, mais aussi des souvenirs de leur jeunesse, passée à boire du mauvais alcool payé au prix fort, en pleine nuit, assis par terre dans les bureaux et laboratoires désertés, dans des tasses bien trop grandes. Certaines choses ne changent pas ; en tous cas, pas vraiment.

Stian lui explique son organisation du Centre, et Ana ne peut cacher son admiration pour tout ce qui a été mis en œuvre ici. Force est de reconnaître qu'il a fait du bon travail pour remettre l'endroit en état, et qu'il sait clairement comment gérer les choses. Pour elle, qui a une fâcheuse tendance à s'éparpiller, la rigueur de Stian a toujours été l'objet de beaucoup de respect. Il lui attrape la main - froide, un peu caleuse aussi, de toutes ces heures passées en extérieur ou sur des bateaux - et l'entraîne vers l'arrière de la structure. Là, plusieurs boxes accueillent les phoques mal en point. Ana voudrait les voir de plus près (elle est comme une enfant dans un magasin de bonbons) mais préfère garder sa paume contre celle de son ami, et continue de le suivre tout en le complimentant. « C'est un endroit incroyable, Stian, et quel travail... Je suis bluffée. »
Ils finissent par arriver à proximité du petit animal blessé, qui leur rend leur regard. Malgré sa maigreur et sa blessure, il semble vif, et n'a pas encore entièrement perdu son pelage enfantin. Ana parle doucement, contenant un enthousiasme débordant qui ne demande qu'à sortir, mais se refusant à effrayer davantage l'animal effarouché. « Il est adorable ! Je crois que tu es pardonné d'avoir préféré rester avec lui. » Lance-t-elle à son ami, regard amusé et sourire en coin, le gratifiant au passage d'une petite tape sur l'épaule. « Et si on l'appelait... Bergen ? En hommage à nos plus belles années ? »
Là, dans le froid, sa petite main glissée dans celle de Stian, Ana se sent bien, à sa place. Et tous ses problèmes semblent s'éloigner peu à peu, comme recouverts de la neige épaisse qui ne cesse de tomber.

Stian avait passé les quatre derniers mois à mettre en place ce centre, à chercher des subventions, remettre l’endroit en état et l’adapter aux besoins de son programme de réhabilitation. En général il arrivait au lever du soleil pour faire le travail manuel, et s’occupait de l’administratif l’après-midi. Il n’avait rencontré presque personne à Visby durant ce temps, n’était que très peu sorti et n’avait pas vraiment eu l’occasion de découvrir la ville et ses environs. Mais quand il voyait ce qu’il avait accompli, il ne regrettait pas un instant ces choix. Aujourd’hui enfin, il pouvait partager tout ça avec Ana, celle qui comprenait le plus son monde. « C'est un endroit incroyable, Stian, et quel travail... Je suis bluffée. » Il était sincèrement touché, même s’il savait qu’elle allait apprécier cet endroit. Instinctivement, il lui sera un peu plus la main, comme pour la remercier, comme si au fond de lui, il ne voulait pas la laisser s’échapper. « Merci Simons. Ça a été difficile, mais je suis fier de cet endroit. »

Arrivés en ICU près du dernier arrivant, la main d’Ana toujours dans la sienne, il repense à tous ces animaux en mauvais états qu’ils avaient pu voir lors de leurs différents travaux et recherches. Ce n’était pas un métier toujours facile, il fallait avoir une grande force d’esprit pour supporter de voir de nombreux animaux émancipés, orphelins, blessés, et parfois perdre la vie. « Il est adorable ! Je crois que tu es pardonné d'avoir préféré rester avec lui. » Comme simple réponse, Stian lui embrasse la joue. Bien sûr on ne peut rester fâcher quand on voit une bouille pareille. « Et si on l'appelait... Bergen ? En hommage à nos plus belles années ? » Evidemment, elle avait trouvé un nom parfait, ce n’était pas surprenant. Il mélangeait nostalgie et amitié. « Bien vu ! Ça lui va parfaitement. »
Bergen, cette ville pleine de souvenirs. Lorsqu’il y était retourné six mois plus tôt, le premier endroit qu’il visita après avoir rendu visite à son père fût le Baklommen bar, où ils avaient passés tellement de soirées alors qu’ils étaient encore étudiants là-bas. C’est d’ailleurs le premier moment où Ana lui avait manqué. Il aurait aimé partager cette bière avec elle, plutôt que d’être seul à sa table, à seize heures, seulement entouré des petits vieux du quartier qui étaient venus voir un match, alignés le long du bar. « Tu sais, en parlant de Bergen, c’était un peu triste sans toi. » Il avait toujours été honnête avec elle, pourtant quand il était là-bas, pas une fois il n’avait voulu lui dire que sa présence lui manquait. Après tout, c’est lui qui avait décidé de partir, il ne voulait pas qu’elle soit triste pour lui. « Mais mon père a vraiment apprécié que je lui raconte toutes nos aventures. Il était très fier de nous tu sais. »

On entend un grattement un peu plus loin derrière eux, puis un long grognement. Il le reconnait tout de suite. « Ah, je pense que Jupiter est jaloux de l’attention portée à Bergen. Viens, je vais te montrer où nous les installons quand ils sont assez forts pour quitter l’ICU. » En revenant vers le milieu du centre, ils se dirigent vers une rangée de boxes fermés, dans lesquels se trouvent un matelas chauffant, et une baignoire qu’ils remplissent pendant les heures de repas afin qu’ils puissent manger leur poisson dans l’eau. « Voilà, en attendant qu’ils soient complètement soignés, et aient pris assez de poids pour aller dans l’un des bassins, ils sont ici. Comme tu peux le voir sur Jupi, il est déjà en meilleure forme que notre petit Bergen. »

« Merci Simons. Ça a été difficile, mais je suis fier de cet endroit. » Simons : le mot résonne dans son esprit. Elle est pourtant bien loin d'être une grande sentimentale, Ana, qui passe d'une chose à l'autre sans jamais vraiment s'attarder. Pourtant, son nom de famille - son nom de jeune fille, plus exactement - se pare d'une symbolique toute présente, à l'heure de leurs retrouvailles. Depuis près d'un an maintenant, elle ne s'appelle justement plus uniquement Simons ; le nom de Stian, Lindberg, est venu se placer en pôle position, précédant le nom qu'elle a toujours porté. Aujourd'hui, la résonnance n'en est que plus forte qu'elle aimerait s'en défaire, de ce nom, pour adopter celui d'un autre, à des milliers de kilomètres de là. Elle n'a pas envie d'en parler à Stian pour le moment. Pas encore, pas comme ça, debout dans la neige. Ana repousse l'inévitable échéance, pour profiter encore un peu de ce mariage factice à celui qui est, depuis une décennie, son meilleur ami, celui à qui elle devrait tout dire. Elle se contente de lui adresser un sourire amusé, tendant vers lui son alliance (ils avaient fait les choses en grand, crédibilité avant tout) : « Madame Lindberg, s'il te plaît ! »

La visite se poursuit, et le nom du phoque semble soulever, lui aussi, une foule de souvenirs dans leurs esprits embrumés par le froid autant que par l'exaltation des retrouvailles. Stian, pour la première fois depuis son arrivée, évoque son passage à Bergen et son séjour chez son père. Ana avait toujours eu une tendresse particulière pour le père de Stian, qui écoutait avec patience leurs aventures lycéennes d'abord, puis leurs études aux États-Unis lors de longues sessions vidéo. Elle l'attrape par le bras, maigre consolation. « Tu as bien fait d'y aller, c'était important. J'aurai aimé pouvoir venir avec toi... » ajoute-t-elle, sans regrets mais avec la nostalgie dont se colorent les souvenirs qui n'ont pas pu exister. Elle aurait voulu être là pour lui, parcourir avec lui les rues de Bergen, théâtre de tant de leurs frasques. Mais elle avait été retenue par d'autres impératifs, la vie qui continue, envers et contre tout.

Leur échange est interrompu par un grattement, manifestation sonore d'un besoin d'attention. Ana sourit : ce travail ne s'arrête jamais vraiment, et Stian semble comme un poisson dans l'eau ici. Elle le sent apaisé et dans son élément, et suit avec plaisir le reste de la visite, grain de sable dans le mécanisme de son quotidien parfaitement millimétré. « C'est vrai qu'il est très en forme ! Un peu comme toi, malgré la fatigue, » plaisante-t-elle en lui donnant un léger coup de coude complice. « Cet endroit a l'air de te faire du bien. Tu t'y plais ? » Le questionne-t-elle avant de poursuivre, aventureuse : « Tu as rencontré du monde ici ? Some ladies ? » Elle l'interroge, taquine.

Stian avait affiché un sourire amusé, alors qu’elle lui avait montré sa bague et corrigé pour son nom de famille. Ce changement de nom était ce qui leur avait permis de terminer leur recherche ensemble alors qu’ils avaient failli devoir abandonner, si près de leur but. Un mariage seulement pour les papiers, bien qu’ils avaient fait cela dans les règles de l’art, et que Stian lui avait offert la bague que sa mère lui avait laissé, bien des années plus tôt alors qu’elle savait qu’elle n’aurait plus l’occasion de la porter. Cette bague était importante pour lui, mais il n’avait pas vraiment les moyens d’en acheter une autre de toute façon. Et puis Ana n’était pas n’importe qui, et elle la méritait, cette bague. Il ne lui était pas vraiment venu à l’esprit qu’un jour, il aurait peut-être besoin de récupérer ce précieux objet pour proposer à son amour de l’épouser. Pour être honnête, il n’avait jamais vraiment pensé à un éventuel vrai mariage. Il n’avait pas vraiment la tête à ça, Stian. Il n’avait qu’un amour, celui pour sa passion pour laquelle il avait fait son métier. Du moins, c’était ce qu’il pensait jusqu’à ce que certains sentiments commencent à se faire plus forts. « Sorry, Madame Lindberg, tu as raison ça te va tellement bien. » Comme si elle allait toujours le garder, ce nom. Comme si elle n’avait pas une autre vie qui l’attendait, de l’autre côté de la planète.


« C'est vrai qu'il est très en forme ! Un peu comme toi, malgré la fatigue, » un sourire s’affiche à nouveau sur le visage du Norvégien. « J’ai un peu plus de cernes que lorsqu’on s’est quitté, mais je m’en sors pas trop mal c’est vrai. » Elle en revanche était toujours aussi charmante, son visage toujours illuminé même dans leurs moments difficiles, elle était toujours inspirante, Ana.
S’il se plaisait ici ? Il n’aurait pas pensé, un an plus tôt, avoir le courage de partir dans un pays dont il ne parle même pas la langue, et monter son organisation. Sans réseau, ou très peu. Et avec pour seules ressources le petit héritage que son père lui avait laissé. Maintenant, il savait qu’il avait pris la bonne décision. « Je passe plus de temps avec les animaux qu’avec les habitants de cette ville, mais je m’y plais oui. Tu verras, quand on arrive ici, on ne veut plus partir. » Il savait bien qu’elle ne serait là que pour une courte période. Mais ça ne faisait pas de mal d’espérer, un peu, retrouver une vie ensemble. « Il y a eu une fille. Ca a tenu, quoi, trois semaines, durant lesquelles on s’est vu quatre fois. Elle a fini par en avoir marre que je préfère passer ma journée à mettre cet endroit en état plutôt que de la voir. » Il avait pourtant apprécié le temps passé avec elle, il n’avait d’ailleurs pas compris pourquoi elle avait décidé de le laisser. Il vaut mieux qu’on s’arrête maintenant, avant que l’un de nous deux soit blessé, qu’elle disait. Stian hausse les épaules. « Chacun ses priorités, hein. » Il prend alors dans le petit bac congélateur posé devant le box, un bloc gelé dans lequel se trouve un poisson, et le donne à Ana. « Tiens, bonding time. » Il gardait ces ice treats pour ces moments où il sentait que ses animaux allaient mal, ou semblaient tristes. C’était une bonne façon de leur permettre de jouer. « Et toi alors, toujours folle de ton avocat ? » Première fois que la mention de James lui donne un léger pincement au cœur. A nouveau, il préfère ignorer cette sensation.

Stian rebondit quant au nom de famille, et Ana sent son regard s'attarder sur l'anneau qu'elle porte autour du doigt, symbole venant sceller leur union fictive - mais les papiers et les signatures existent bien, eux, aussi palpables que l'est la bague scintillante. Ana sait à quel point son ami tient à ce qui pourrait n'être qu'un objet. Avant le mariage, il lui avait expliqué son histoire ; propriété de sa mère autrefois, elle se transmettait dans la famille, et c'était désormais elle, Ana Simons épouse Lindberg, qui aurait le privilège de la porter. Pour combien de temps encore ? Elle lui sourit, faisant abstraction encore un peu de ses intentions de divorce. Une rupture qui, bien que fictive, serait délicate, car signifiant bien plus qu'un simple échange de bagues. Ce soir, elle est encore Madame Lindberg.

Sur le visage de Stian se dessine un sourire quand elle évoque ses cernes - et malgré la fatigue, Ana doit l'admettre : il rayonne. Ce retour dans son Europe natale, entouré uniquement de phoques et de vagues, semble lui avoir fait le plus grand bien. « Tu verras, on ne veut plus partir, » conclut-il au sujet de Visby, et Ana n'a aucun mal à l'imaginer. Elle se voit sans difficulté s'installer ici, elle qui, sans attaches, a parcouru le monde. Mais désormais elle en a une, d'attache, et non des moindres ; une attache qu'elle s'est empressée de fuir, pour venir se réfugier auprès de Stian, synonyme de sécurité et d'habitudes, une familiarité rassurante et qui ne pose pas de questions. Il évoque une brève relation, quelques semaines seulement, et Ana sent quelque chose se pincer en elle, qu'elle chasse aussitôt. Ce n'est pourtant pas la première fois qu'il partage son intimité avec quelqu'un - mais c'est la première fois qu'elle n'assiste pas, aux premières loges, aux événements. Elle hausse un sourcil interrogateur, et il poursuit, comme si cette histoire n'avait pas compté pour lui. « Chacun ses priorités oui, j'imagine... Elle vit ici ? » Ana s'en veut un peu d'insister quand Stian semble pressé d'évacuer le sujet, mais sa curiosité, qu'elle sait un peu malsaine, est attisée. Comme une manière de comprendre qui a pu trouver grâce aux yeux de Stian, sans même qu'elle n'en soit informée. Ana est piquée par cette nouvelle, qu'elle a pourtant sollicitée de ses questions, mais n'en laisse rien paraître.

Stian lui tend un bac, visiblement trop occupé à prendre soin des animaux pour nourrir davantage cette conversation. « Merci, » dit Ana en attrapant le poisson, avant de le tendre vers un Jupiter soudain affamé et frétillant d'excitation. « Look who's hungry ! » elle lance, amusée, avec un regard en direction de Stian.

Et puis, vient la question qu'elle a tant redoutée. C'est pourtant elle qui a amené le sujet - inconsciemment peut-être - et elle ne peut désormais n'en vouloir qu'à elle-même. Ana continue de jouer avec l'animal quelques instants, prenant chaque seconde de ce temps pour formuler sa réponse. « Oh oui, tu sais, tout va bien, » dit-elle sans davantage d'enthousiasme, désireuse de ne pas attirer l'attention sur ce sujet sensible. « Pas grand chose à signaler à vrai dire. La routine ! » Elle poursuit avec un petit rire, comme pour dire : voilà, c'est ça la vie de couple, et j'y ai cédé. Elle fait par la même une impasse sur la principale information, qui n'est autre que la demande en fiançailles de James. Peut-être que si elle ne la mentionne pas, elle parviendra à la faire disparaître, et les choses redeviendront enfin simple ?

Stian est heureux ici, sans aucun doute. Il a travaillé très dur pour construire ce centre dont il est maintenant si fier. Il n’avait pas l’impression de manquer de rien, jusqu’à aujourd’hui. Il se rend compte qu’il s’est senti un peu seul sans elle ces derniers mois. Ils ne s’étaient pas séparés depuis le lycée, avaient vécu toutes sortes d’aventures ensemble. Et là, elle vivait de l’autre côté de l’océan. La voilà ici, à Visby, et c’est comme s’ils ne s’étaient jamais quittés. La conversation est si facile, ils se connaissent par cœur. Mais quand on a passé tant d’années avec une personne, cela créé forcément un vide, que l’on s’en rende compte immédiatement ou non. C’était peut-être pourquoi cela n’avait pas fonctionné avec Minna. Elle n’avait fait que passer quelques semaines dans sa vie. Il est arrivé ici, et elle était la première personne qu’il avait rencontrée dans ce pays étranger. Elle était douce, charmante, et peut-être que s’il leur avait donné une chance, cela aurait pu marcher entre eux. Mais bien qu’il ne voulait pas se l’avouer, Ana lui manquait déjà. Et il préférait se consacrer aux animaux à temps plein, plutôt qu’à cette fille qu’il ne faisait que comparer à sa meilleure amie. Non, elle n’était pas Ana, mais elle était pourtant chouette.

« Chacun ses priorités oui, j'imagine... Elle vit ici ? », continua Ana. Il n’avait pas vraiment envie de s’attarder à parler de Minna, après tout, elle ne faisait plus vraiment partie de sa vie. Ils se croisaient encore parfois, et cela restait amical. Cordial, plutôt. Ils avançaient dans leur vie, l’un sans l’autre. « Oui, elle travaille sur le port, c’est comme ça qu’on s’était rencontré. Enfin une fille qui n'était pas gênée par le fait que je sente le poisson toute la journée. J'aurai peut-être dû faire un peu plus d'efforts pour elle ... »  Ne voulant pas vraiment s’attarder sur cette discussion, il préfère changer de conversation et parler de celui avec qui il devait partager sa meilleure amie. Ce n’était pas la première fois, et jamais cela ne lui avait posé de soucis bien évidemment, sauf que cette fois, il n’était plus là. Elle vivait sa vie avec James, sans lui. Sa réponse pourtant l’amusa. « Oh tu me vends du rêve avec votre histoire passionnelle, ça me donne envie de me poser aussi tiens. » Il s’en voulu un peu de cette remarque un peu déplacée, après tout, de quel droit jugeait-il leur relation, lui qui n’avait pas été capable d’avoir une relation sérieuse depuis au moins dix ans ? Il porta son attention un instant vers Jupiter qui dévora son poisson très rapidement, mais semblait maintenant plus éveillé, les regardant avec ses grands yeux.

Stian retourne alors son regard vers son amie. « Non mais tu sais que je suis content pour toi, j’espère juste que Mr l’avocat prend bien soin de toi maintenant que je ne suis plus là pour le faire. »  

Face à son insistance, Ana sent une opposition poindre du coté de Stian ; il n'est manifestement pas désireux d'évoquer davantage la brève relation qui l'a unit à une fille de Visby, une scandinave, comme lui. Par le passé, tous deux avaient l'habitude de tout se dire de leurs histoires de cœur - ils se voyaient tous les jours, et le sujet faisait partie des conversations qu'ils pouvaient tenir autour de la machine à café. Aujourd'hui pourtant, ni l'un ni l'autre ne semblent souhaiter en parler ; comme pour protéger un peu plus longtemps la bulle de leur amitié, de leurs retrouvailles, après cet éloignement brutal et inattendu. « Oui, elle travaille sur le port, c’est comme ça qu’on s’était rencontré. Enfin une fille qui n'était pas gênée par le fait que je sente le poisson toute la journée. J'aurai peut-être dû faire un peu plus d'efforts pour elle ... » Ana lâche un rire face à cette dernière remarque, typique de Stian. Elle ne l'a jamais connu dans une relation que l'on qualifierait de stable, et pourtant, elle n'a aucun doute sur sa capacité à être la bonne personne pour quelqu'un - si seulement il savait, parfois, s'arrêter de travailler. « Ah, des parfums assortis, comme c'est charmant ! C'est sûrement ça qui l'a attirée à toi, elle t'a confondu avec un gros brochet. » plaisante Ana pour détendre l'atmosphère, passablement alourdie par les sujets sensibles - et bien trop sérieux.

Stian poursuit sur le ton de l'humour, mais un humour moins franc que celui d'Ana, moins bon enfant ; c'est une remarque acerbe qui émane de sa bouche, et surtout emplie d'un second degré rare chez lui, habituellement direct dans ses propos. « Oh tu me vends du rêve avec votre histoire passionnelle, ça me donne envie de me poser aussi tiens. » Elle lui claque un coup de coude taquin, décidant de prendre ses mots sur le ton de la plaisanterie, sans réagir directement aux mots qu'il a prononcé. Il est vrai que la relation entre Ana et James est loin d'être passionnelle, comme il le dit ; la raison s'est immiscée entre eux sans même qu'ils s'en aperçoivent, dictant l'ordre logique des différentes étapes de leur relation. « Non mais tu sais que je suis content pour toi, j’espère juste que Mr l’avocat prend bien soin de toi maintenant que je ne suis plus là pour le faire. » Il poursuit, comme pour s'excuser de sa précédente remarque. Ana ne peut réprimer un regard attendri envers son ami, touchée par ses mots. « Oui, je suis heureuse. D'ailleurs, je voulais te dire... » Elle prend une inspiration, bien consciente qu'il est désormais trop tard pour faire demi-tour. Lui annoncer la nouvelle avant d'avoir le temps de le regretter. « Il m'a demandé de l'épouser. » Elle finit par lâcher, laissant planer - involontairement - le doute quant à la réponse donnée à son prétendant.

Stian avait focalisé son attention sur Jupiter pendant quelques instants, le sujet abordé le mettant quelque peu mal à l’aise, sans raison apparente. Pour ne pas qu’Ana s’en aperçoive, il préférait se montrer captivé par l’animal, il prit le tuyau accroché sur la porte du petit enclos et l’arrosa légèrement, alors qu’il se trouvait dans la baignoire. Ce n’était pas le cas de tous les phoques qu’il récupérait, mais Jupiter adorait jouer sous ce jet. Cela était signe que son état s’améliorait également, c’était toujours agréable à voir.
Et puis ces mots. « Il m’a demandé de l’épouser. » S’il aurait dû s’y attendre ? Peut-être, mais le Norvégien vivait un peu dans son monde, dans sa bulle, et s’il n’avait jamais vraiment pensé à se marier -ou plutôt remarier- il n’avait jamais imaginé que ce serait le cas d’Ana non plus. Il coupa l’eau d’un coup et reposa le tuyau, à la grande déception de Jupiter qui, contrairement à Stian, était en train de passer un excellent moment.  « Mais tu es déjà mariée. », fût la seule réponse qu’il puisse donner, sans pour oser réussir à reporter son attention vers elle. Non, il ne croiserait pas son regard, il préférait regarder droit devant lui. Non, il ne ferait pas face à cette réalité. Celle qui venait de lui donner comme un coup dans le bide. Oui, elle lui avait pas mal parlé de James lors de leurs longues conversations téléphoniques. Il n’avait d’ailleurs jamais rien eu contre lui, malgré qu’il semble avoir une vie complètement différente de la leur, ce n’était pas un mauvais gars. Et au moins, il prenait soin d’elle. Mais là, maintenant, il ressentait de la trahison venant de ce type qu’il connaissait à peine. Trahison aussi de la part de celle qu’il pensait connaitre le mieux au monde.
Enfin, il comprit. « Je vois … donc moi qui pensait que tu étais venue rendre visite à ton vieil ami, en fait tu es simplement là pour les papiers c’est ça ? » Il finit par porter son attention vers elle, parce qu’il était blessé. Et il voulait voir comment elle pouvait réagir face à sa réaction. Ce n’était pas juste de sa part de la faire culpabiliser en assumant qu’elle n’était là que pour ça. Au fond il savait bien que ce n’était pas la seule raison, ils se manquaient. Mais tout ce qu’il ressentait, à cet instant, c’était de la peine. A quoi s’attendait-elle en lui annonçant cette nouvelle ? Qu’il la prendrait dans ses bras et la féliciterait, comme tout meilleur ami qui se respecte ?

Elle allait répondre, mais il la coupa immédiatement, passant de la tristesse à l’agacement. « Donc quand je te demande si tout va bien avec lui et que tu me réponds que c’est la routine, pour ensuite m’annoncer ça, tu peux m’expliquer ce que tu avais en tête Ana? ». Il passait par toutes les émotions en même temps, c’était n’importe quoi dans sa tête, dans son cœur, et même ces changements le frustraient, il n’arrivait simplement pas à les gérer. Le fait que elle, soit heureuse, lui avait complètement sorti de la tête. Il avait une réaction qu'on pouvait qualifier d'égoïste, mais cela ne lui importait guère. Il se sentait trahit par la personne la plus importante pour lui. Il ne s'imagina même pas si cette révélation avait été difficile à faire pour elle. Pourtant, Stian était quelqu'un de très empathique, il l'avait toujours été. Cette réaction était inattendue, certainement parce que quelque chose de plus fort le préoccupait au fond de lui.  

Le cœur qui tambourine, fort, fort, dans la poitrine ridiculement petite d'Ana. Le sang circule plus vite, monte à ses joues qui s'empourprent instantanément, comme si elle avait dit une bêtise. Au fond, c'en est peut-être une ; peut-être aurait-elle dû taire la nouvelle et préserver l'intimité à peine retrouvée auprès de son ami. Stian ne daigne la regarder, concentré sur l'animal poussant de petits cris de joie.  « Mais tu es déjà mariée, » il répond sans rien n'ajouter. Sa réaction est bien loin de celle qu'elle attendait. Mais qu'attendait-elle, au juste ? Elle-même semble l'ignorer, tant aucune réponse n'aurait été la bonne. Leur mariage, qui quelques secondes était simplement sujet à plaisanterie, est désormais un enjeu capital, bien plus que les deux signatures sur un bout de papier qui le délimitait jusque-là. C'est la première fois que Stian en parle d'une manière sérieuse ; lui qui a toujours eu le don de tourner à la dérision cette union superficielle et superflue.

Ses mots se font durs, soudain, alors qu'il plante ses orbes sombres dans les yeux clairs d'Ana. Leurs regards se font face, elle n'aime pas ce qu'elle y voit, mais elle encaisse. « Je vois … donc moi qui pensait que tu étais venue rendre visite à ton vieil ami, en fait tu es simplement là pour les papiers c’est ça ? » Ana fronce les sourcils. Elle n'aime pas la voix sèche du Stian qui se dresse devant elle à présent ; elle ne lui ressemble pas. Cet individu froid et distant n'est pas son meilleur ami, qui aurait dû, elle le sait, se réjouir pour elle. Pourquoi ne peut-il pas le faire, simplement ? Pourquoi compliquer les choses ? Elle s'apprête à répliquer. Bien sûr que non, je suis venue te voir, je voulais te l'annoncer en personne, je... Mais les mots trop lents peinent à franchir ses lèvres - ou est-il trop prompt à cracher son fiel ? - et son ami a déjà repris la parole. « Tu peux m’expliquer ce que tu avais en tête Ana ? » Ses mots résonnent, se perdent dans le silence des explications manquantes, comme un grand vide qu'elle ne parvient à combler. Elle a l'impression d'être une enfant qui chercherait à justifier un caprice, tout en sachant qu'il devrait s'agir là d'une bonne nouvelle, non d'un sujet de conflit.

« Je comprends pas ce qui t'énerve, » elle réplique, pointe d'agacement dans la voix. Les moments de ce genre, entre eux, étaient plus que rares, et si Ana ne veut pas le prolonger, elle ne peut s'empêcher d'en vouloir à Stian. « Si t'as quelque chose contre James, dis-le. Mais ne me reproche pas de vouloir être heureuse. » Elle ajoute, croisant les bras, pensant bien avoir saisi là le sujet de la discorde. Si les deux hommes n'ont communiqué que rarement, elle suppose qu'il s'agit de l'élément dérangeant Stian. « Si tu m'avais écoutée avant de t'énerver, tu saurais que je ne lui ai pas encore donné de réponse. C'est pour ça que je suis là ; je voulais ton avis. Je pense que c'est bon, c'est assez clair, là. » Elle conclut, ouvertement irritée par le comportement puéril de son ami le plus proche.