to build a home · juniperon

Il n’entend pas le bruit de la porte d’entrée qui claque, par-dessus la musique crachée à plein volume. La plupart des fenêtres de la maison sont grandes ouvertes, et toutes les portes sont maintenues ouvertes à l’aide de pots de peintures ou d’outils. Le vent traverse la maison de tous les côtés et répand dans les pièces une odeur d’iode qui se mêle aux effluves de peinture fraiche. Il était venu très tôt, ce dimanche matin — directement de Visby, en voiture, parce qu’il n’avait pas eu le courage de faire la route après la fermeture du Black Sheep, tard dans la nuit. C’était la première vraie journée de printemps sur l’île, et il avait l’intention d’en profiter pour avancer dans les travaux. « Aron? » La voix de Juniper lui parvient enfin depuis le rez-de-chaussée. De la colle à carrelage jusqu’aux coudes, il baisse la musique d’un doigt précautionneux sur l’écran de son téléphone. « Be careful, the kitchen cabinets are still wet! » Des bruits de sachets plastiques froissés lui confirment qu’elle a ramené une nouvelle cargaison d’affaires, venue compléter la collection hétéroclite de petits meubles, de bibelots et — évidemment — de livres qui trônent déjà dans le salon, sous une bâche en plastique transparente.

Aron pose un nouveau carreau, méticuleusement. A en croire la lumière timide de la petite salle de bain et les gargouillis de son ventre, il doit être midi ou treize heures. Le carrelage de la pièce est presque terminé, et il pense déjà à sa prochaine tâche. Il y a le platelage de la terrasse qu’il a entreposé ce matin à côté de la vieille serre ; la deuxième couche de peinture dans la cuisine ; la rambarde d’escalier à poncer ; les cadres de fenêtres à repeindre. La liste s’allonge petit à petit dans son esprit, alors qu’il essuie une trace de colle sur un carreau avec la tranche de sa main. Si les travaux étaient une source de stress pour la plupart des habitants de cette planète, ils rendaient Aron Strömquist extatique. Lorsqu’il avait exposé ses idées à June, il avait eu cette drôle de lueur dans les yeux ; celle des enfants découvrant leurs cadeaux sous le sapin le matin de Noël. Et puis il avait fallu attendre, encore et encore — attendre de finaliser l’achat de la bâtisse, puis attendre que l’hiver interminable touche à sa fin pour lancer le chantier.

L’Américaine avait d’abord accueilli l’enthousiasme de son compagnon avec amusement, se moquant gentiment de le voir tourner comme un lion en cage dans son petit studio de Visby, à remplir des paniers virtuels sur des sites de bricolage alors que la neige s’entêtait à tomber dehors. Le petit nuage sur lesquels ils flottaient tous les deux ne s’étaient pas dissipé, pas vraiment ; il s’était cependant chargé d’une électricité nouvelle. Juniper et Aron mettaient leur couple à l’épreuve de la réalité. Ils avaient essuyé plusieurs disputes d’une banalité déconcertante : à chacune de leur sortie à Ikea, lorsqu’il a fallu prioriser les travaux, quand ils discutaient de mettre (ou non) leurs maisons respectives en vente. Ils se dévoilaient l’un à l’autre de manière parfois brutale, mais Aron était plus amoureux que jamais. C’était dans cette quotidienneté, cette domesticité qu’il se sentait le plus à l’aise — il lui avait fallu plusieurs relations pour se l’avouer.

« Looks like a hurricane went right trough the house. » Juniper le toise depuis le seuil de la salle de bain, son manteau encore sur les épaules. Aron est à plat ventre sur le sol, se contorsionnant pour placer un carreau sous le radiateur en fonte. Dans un geste laborieux, il se retourne et s’appuie sur son coude pour faire face à June, qu’il n’a pas vu depuis la veille. Il lui adresse un sourire fier en lui désignant la surface nouvellement carrelée d’une main : « What do you think ? » Il a de la peinture sur le tee-shirt, dans le cou à la base de sa barbe et sur le haut du front. Sans lui laisser le temps de répondre, il ajoute avec entrain : « I thought we could spend our first night here tonight. » Derrière les jambes de l’Américaine, qui se tient immobile dans l’encadrement de la porte, on peut distinguer leur future chambre : il y a posé la deuxième couche de peinture à l’aube. Le sol est jonché de poussière, de rouleaux de scotch et de page de journaux — faute de bâche. Le moment où il pourront installer un lit dedans semble encore loin. Le visage de June se froisse dans une grimace hésitante. « The paint smell will probably wear off this afternoon. Or worst case scenario, it makes us high. » il ajoute avec une expression faussement détachée, toujours allongé sur le carrelage.