known strangers (sólveig)

known strangers
sólveig + elis

Elis détestait par-dessus tout devoir travailler le lundi matin — comme 99% de la population planétaire. Au Fängelse Hostel, pourtant, le lundi matin avait du goût de désespoir et lassitude tout particulier. Les hôtes du week-end s’en étaient allés, laissant derrière eux les très rares backpackers qui avaient choisi de rester plus de deux ou trois jours dans la ville, et qui n’étaient bien souvent pas du genre à se lever à l’aube. A huit heures du matin, l’air du couloir était encore gonflé de l’humidité des douches prises dans la nuit par les voyageurs aux horaires d’avion improbables. La vingtaine de lits libérés étaient tous défaits, et toutes sortes de détritus jonchaient le sol des chambres. Comme souvent, toutes sortes d’artefacts avaient été abandonnés dans la panique des derniers instants : un sweat-shirt « I Love Götland », plusieurs bouteilles de shampoings ou de gel douche, une pince à cheveux, deux briquets, un roman en italien. Elis traina son corps encore ensommeillé de chambre en chambre pour contempler l’étendu des dégâts, déjà épuisé à la perspective de ce qu’il l’attendait aujourd’hui. Sa collègue était absente pour la journée ; il ne pourrait même pas négocier avec elle les corvées dont il souhaitait se décharger. Dans un grognement contrit, il rejoignit la petite cuisine, qui s’avérait elle aussi dans un sale état. Il avait déjà du mal à faire sa propre vaisselle, et il fallait en plus qu’il fasse celle des autres? Il s’installa sur une des chaises, espérant trouver sur son téléphone une bonne raison de repousser le moment où il faudrait se mettre au travail.

La matinée était passée lentement ; entre deux assiettes à récurer, Elis avait fumer un peu d’herbe avec un Brésilien de 40 ans qui séjournait à l’auberge depuis deux bonnes semaines déjà. Le temps passa encore plus lentement, mais la conversation était stimulante. Il entreprit de changer les draps d’une chambre, passa l’aspirateur dans une autre, nettoya un miroir, abandonnant une tâche quand elle devenait trop pénible pour en démarrer une autre. Vers dix heures, il accueilli un duo de voyageuses canadiennes, et s’appliqua à leur présenter tout ce qu’il y avait à faire dans les environs, puis leur promis de leur faire découvrir un bar le soir-même avec un sourire entendu. Il était en train de passer la serpillère dans la cuisine lorsqu’il entendit la sonnette de la réception retentir. Lorsqu’il reconnu la silhouette de Sólveig, il marqua une hésitation sur le seuil de la petite pièce d’accueil. Merde. « Salut. Désolé, mon frère est pas là. » Il espérait avoir l’air sincèrement désolé, mais le ton de sa voix était plutôt plat. « Il a eu un, euh, un imprévu. » La semaine précédente, Elis avait réceptionné son appel à l’auberge : la Ville souhaitait organiser un festival pour promouvoir la biodiversité de l’île, et cherchait des solutions d’hébergement pour ses intervenants et ses visiteurs. Elis avait alors promis à Sólveig, chargée du projet, de faire passer le message à son gérant de frère, afin qu’ils se rencontrent et envisagent une éventuelle collaboration. L’information était sortie de son esprit aussitôt qu’il avait reposé le combiné du téléphone sur son socle. Sólveig se tenait à présent face à lui, visiblement très embêtée par la situation. Elle portait dans ses bras une pochette qui menaçait d’exploser à tout moment, de laquelle émergeaient de nombreux dossiers stabilotés, avec marques-pages et post-it. Son temps était précieux, même lui arrivait à le lire à la façon nerveuse dont elle regardait sa montre. Dans un élan de culpabilité — et parce que ça lui donnerait une bonne raison pour ne pas poursuivre ses corvées de la matinée, il ajouta : « Mais je peux le remplacer. » Il indiqua vaguement le couloir « On peut aller s’installer dans le salon, y a personne à cette heure-ci. »

Lundi matin, Sólveig finit de se préparer - enfile une veste, passe une main soucieuse sur son chignon propret - attrape son traditionnel thermos de café, et s'apprête à se diriger au bureau. Une routine qui lui convient bien, habituelle et rassurante ; le temps séparant son réveil de son arrivée derrière son poste d'ordinateur est chronométré en chaque instant. Après un bref trajet, elle arrive dans les locaux de la Mairie de Visby, et entreprend la difficile mission d'atteindre son lieu de travail sans se faire interrompre par la myriade d'histoires qui peuplent ces murs. Habile, elle emprunte l'accès arrière, échappant ainsi aux ragots de Paula, secrétaire charmante mais volubile, toujours encline à partager les dernières rumeurs du week-end. Elle parvient à atteindre son bureau sans encombres, et ouvre son agenda. A la date du jour, quelques mots griffonnés : 10h, rendez-vous auberge de jeunesse. Des jours, pour ne pas dire des semaines, qu'elle attend cette rencontre avec l'aîné Jakobsson, qu'elle ne connaît que peu - encore moins qu'Elis, qu'elle n'a pourtant jamais réellement fréquenté. De cet entretien dépend le bon déroulement du festival prévu au mois de juillet ; l'enjeu est de taille.

La voilà donc qui s'élance à travers les rues de Visby, dossiers scrupuleusement étudiés sous le bras, le regard consciencieusement posé sur sa montre. L'heure arrivée, elle sonne, s'impatiente de ne voir personne venir. Le lundi est traditionnellement une journée chargée avec une réunion générale en début d'après-midi ; au plus vite elle quitte l'auberge, au plus vite elle pourra avancer sur la trentaine de mails qui clignotent sans interruption sur son téléphone portable. C'est Elis qui apparaît, Solveig fronce les sourcils ; ne lui avait-il pas dit que son frère s'occuperait de leur partenariat ? « Salut. Désolé, mon frère est pas là. Il a eu un, euh, un imprévu. » Son ton las manque de dynamisme, à croire qu'il vient de se réveiller ; de ce qu'elle sait de lui, Solveig n'en doute qu'à moitié.  « Rien de grave, j'espère ? » répond-elle, davantage par politesse que par réel intérêt. Elle, qui n'a pas pour habitude de ne pas tenir ses engagements, a tendance à en attendre autant de ses interlocuteurs, mais ne se laisse pas abattre.

« On peut aller s’installer dans le salon, y a personne à cette heure-ci. » lance Elis, se proposant de remplacer son frère pour cette rencontre ; si Solveig est perplexe, elle n'en laisse rien paraître. Il n'a jamais eu la réputation de quelqu'un de particulièrement fiable, autant dans la bouche des habitants de Visby que celle d'Anya, qui le connaît particulièrement bien. Sur ses talons, elle se dirige vers le petit salon de l'auberge. Ils s'installent, et sans attendre, elle ouvre son dossier. « Du coup, on avait parlé d'un partenariat, pour le Festival de la Biodiversité, qu'on organise en Juillet. L'idée serait d'héberger les intervenants ici, et de proposer un tarif préférentiel pour les visiteurs. Qu'en penses-tu ? » Posant ses yeux sur la table basse qui leur fait face, elle ne peut s'empêcher de noter l'absence d'un bloc-notes, agenda, ou même un simple morceau de papier devant Elis, résolument les mains vides. Elle le regarde, concernée. « Tu ne notes rien ? » L'interroge-t-elle, réalisant la complexité de la situation. Elle qui ne l'a fréquenté que peu, et dans un cercle amical, se trouve soudain à devoir entamer une relation professionnelle avec lui, et non des moindres. Pourtant, ladite relation s'annonce d'ores et déjà pour le moins complexe, tant ils semblent aux antipodes l'un de l'autre. « Enfin, je sais pas, c'est toi qui sait. » se rattrape-t-elle brusquement.