(annika) we needed the company

La brumeuse tentation de se laisser aller sur la nape repassée de la table gigantesque où elle était assise perdurait. Étendre ses bras, sentir ses jambes s'étirer et trembler de satisfaction. Là, installée à ses côtés, les coudes appuyés sur la dentelle avec un sourire légèrement narquois, l'amante flemmarde de Sigrid Bergman la toisait - elle s'appelait Fatigue. -

Les heures de sommeil ratées rendaient sa vision déjà réduite plus étroite que jamais et pour se sauver, Sigrid n'avait que les élancées charmantes de ses boucles blondes proprement dévoilées sur le tissu de sa chemise bleue et terne. Elle espérait se noyer dans la vapeur d'eau que laissait remonter le thé vers son visage. La léthargie prenait son temps pour la quitter, à la manière d'un acolyte persistant avec laquelle elle aurait baissé la garde.

Sigrid pouvait entendre l'aiguille de l'horloge s'exécuter dignement, à la tâche, marteler son crâne sans retenue, elle la détestait, cette vieille boîte, boîte à angoisses, écoulement d'un temps qu'elle n'avait décidément pas. Sigrid relativisait aussi, elle était honnête, la cuite d'hier y était sans doute pour quelque chose, voilà où se tenait la ligne entre justice rendue, et criminalité.

"Ma meilleure amie est lààà." Sigrid s'efforçait de produire un son très pincé avec sa bouche, mais elle avait très vite détourné les yeux de sa soeur pour avaler une gorgée de son thé trop infusé, poussant avec deux doigts une tasse vide dans la direction d'Annika.

Réveil dans la demeure parentale. Encore. Comme un mauvais rêve, comme si tous les jours la radio va hurler « deux février, c'est le jour de la marmotte! » (Annika et sa sœur avaient visionné Un jour sans fin à de multiples reprises durant leur enfance, laissant des traces manifestement irréversibles sur leur imaginaire). Annika s'extirpe des draps chauds pour venir poser ses pieds sur le parquet dans un craquement sonore - la discrétion semble ne pas être de mise dans cette maison. Elle émerge doucement, enfilant un pull par-dessus son pyjama, attache ses cheveux en un chignon décoiffé et prend la direction de la cuisine.

L'odeur de café qui en émane depuis le haut de l'escalier ne trompe pas ; tous dans la maison s'affairaient déjà certainement à d'autres tâches, c'est donc le moment idéal pour s'y rendre. Annika se frotte les yeux, encore emplis d'un sommeil incertain. Les nuits sont difficiles, pavées de mauvais rêves et de longues insomnies consacrées à cogiter sur l'ensemble des aspects de sa vie. Les cernes qui se creusent peu à peu sous ses yeux clairs la trahissent aisément. Dans la cuisine, contrairement à ses attentes, Annika se retrouve nez-à-nez avec sa cadette, Sigrid. Elle semble avoir passé une nuit difficile, elle aussi, le visage presque plongé dans sa tasse de thé.

« Salut. Tu es radieuse, dis-moi. » annonce l'aînée, moqueuse et pourtant bien consciente de ne pas avoir meilleure mine. Elle se saisit de la tasse mollement avancée vers elle, et la remplit d'un grande rasade de café fumant. « Nuit difficile, ma grande ? » ajoute-t-elle en s'installant à table, en face d'une Sigrid à l'air déconfit. Croiser sa petite sœur le matin, affichant malgré elle une gueule de bois mémorable : voilà une chose qui lui avait certainement manquée, après huit années d'absence.

"Ahah" Le rire reste dans sa gorge, s'installe en vieux chat tenace et gras, aussi, il ne compte pas bouger. Elle se ressert du thé immédiatement, espérant se retirer la docilité étrange que la conversation lui amène de l'esprit. Annika n'a pas vraiment changé. Elle se faisait la réflexion depuis un moment mais, leur dynamique n'avait pas l'air de s'être essoufflée une seconde.

Quoique. Annika devait se souvenir de la première photo qu'elle avait accroché de sa soeur et elle sur le miroir de sa chambre, elle était sortie de ces appareils instantanés bizarres avec des pellicules microscopiques et l'espèce de mélancolie remontait naturellement, pas de quoi en faire un drame, elle ne perdait pas sa carapace renfrognée, Annika. Elle devait avoir l'image de Sigrid les doigts dans le vernis en train de chanter les tubes des Spice Girls avant d'aller en cours. Ses sourcils menaçaient toujours de provoquer un séisme dans l'harmonie de la maison familiale, Sigrid ne le disait pas mais la brèche de son retour, c'était un poil calculé. Quelque part Sigrid avait envie d'action.

Un fin sourire traçait sa route sur le visage de la belle Sigrid, elle regardait l'heure sur son portable. "Mmmh j'ai connu pire..." Elle pianotait, sans doute en train de biper sa partenaire sur la dernière affaire ennuyeuse bloquée à l'étape paperasse, c'était une de ses manies sordides du matin, une qu'elle ne pensait pas développer un jour, parce qu'elle s'était longtemps imaginée finir mannequin, ou actrice pour des séries télé nulles à chier. "...Et toi... ça vient à quel moment les nausées matinales, dis?" Sigrid se penchait vers Annika, derrière elles on entendait le parquet craquer, la vaisselle cogner les meubles, des  dialogues sourds, le tableau était parfait.

@annika bergman

Entre les deux sœurs, les échanges sont rapides, évidents. Presque mécaniques. Depuis quelques années, leurs rapports se sont adoucis, passant d'une rivalité adolescente (deux filles, seulement quelques années d'écart, ça semblait inévitable) à un jeu de provocation sans agressivité aucune. Elles semblent presque prendre du plaisir, l'une comme l'autre, à ces petites piques balancées du tac au tac, sans qu'elles n'aient de véritable impact. Sigrid annonce avoir connu de pires difficultés matinales, arrachant à son aînée un petit rire. « Bizarrement, j'en doute pas. » Elle se souvient des retours de soirée de sa petite sœur, à une heure matinale, réveillant toute la maisonnée – y compris les parents. Elle se souvient alors des cris et des reproches à cette même heure, d'une mère affolée par l'absence de sa fille, trop ivre pour répliquer quoique ce soit, tandis qu'elle, Annika, restait dans son lit en priant ne pas subir le même courroux lors de sa prochaine virée nocturne.

Le petit-déjeuner se poursuit, Annika dans ses pensées, Sigrid  pianotant sur son téléphone. Jusqu'à ce que cette dernière vienne rompre le silence en chuchotant : « ...Et toi... ça vient à quel moment les nausées matinales, dis? » L'aînée lui adresse des gros yeux en fronçant les sourcils. Elle tourne la tête en arrière, s'assurant de l'absence de parents dans les parages. « Ca va pas de parler de ça ici ! » chuchote-t-elle en retour, comme si elles partageaient un de ces secrets de midinettes, à cacher à tout prix aux adultes. Pourtant, le secret, cette fois, est bien plus lourd. Mais le sourire goguenard de Sigrid semble dire le contraire. « C'est pas drôle, franchement, t'abuses. » Moue boudeuse sur le visage, Annika croise avale une gorgée de café et croise les bras. « Si ça t'intéresse tant que ça, je t'appelle la prochaine fois, tiens. Tu me tiendras les cheveux. » Elle finit par répliquer, satisfaite (mais légèrement dégoûtée par son petit-déjeuner à cette évocation).

Le tempérament de Sigrid Bergman tournait comme les tenues qu’elle plaquait adolescente contre son corps menu, elle avait autant d’humeurs que de robes, autant de piques à lâcher que de paires de chaussures. Difficile de croire que la trousse à maquillage se soit fait dégager pour une arme de service, que les développés des cabines-photo soient coincés dans le bois de la coiffeuse, oubliés. A l’accent de la jeune femme s’accrochaient des tics de langage, une moue familière et parfois un sourcil sévère. Des années après elle se surprenait à éveiller les foudres de sa soeur, elle regardait les traits d’Annika, glissant sur le bas de sa figure, elle articulait, Sigrid écoutait bien. Elle s’appliquait, plus par habitude qu’autre chose.

Elle se retint de tourner encore une fois la cuillère à l’intérieur de sa tasse, ayant l’impression d’interroger un suspect dans une salle obscure du poste, elle s’enfonçait de nouveau dans le siège confortable où le vieux tissu commençait à se décolorer tristement. Ses épaules remuaient car Sigrid réfrénait un rire. Les bulles de messages sautaient sur l’écran mais la policière était trop prise dans la vague énergique de son aînée. « Deal. Tu peux m’appeler, je t’ai pas ramenée ici pour admirer ta jolie tête de noeud. »

Les bras de Sigrid imitent ceux de la frangine, se nouant sans cérémonie, elle croisait les pieds sous la table, la quittait des yeux une seconde avant de revenir à la charge: « Tu me diras Anni’… Vu qu’on sait même pas l’nom du père tu risques pas grand chose. »

Annika se laisse happer par le regard de Sigrid qui ne semble vouloir en démordre. Même en lendemain de soirée et avec une gueule de bois terrible, elle parvient à lui faire passer un simili-interrogatoire comme elle seule sait les faire : ne dit-on pas chassez le naturel, et il revient au galop ? Chez Sigrid, cela semblait aller de soi. Petite déjà, elle posait les questions auxquelles Annika n'avait pas de réponse. Alors, l'aînée tentait d'inventer quelque histoire, sous le regard critique de sa petite sœur, encline à approuver - ou non - les fictions d'Annika. Certaines passaient le test et étaient validées, transformées instantanément en vérités absolues que Sigrid affirmerait ensuite avec aplomb à qui veut bien l'entendre. D'autres se voyaient purement et simplement refusées, d'un regard noir et un simple « je te crois pas » : Sigrid allait alors chercher l'information ailleurs, jusqu'à satisfaction de sa curiosité.

Les deux jeunes femmes sont désormais face à face, comme se livrant à un duel sans merci (pas apprêtées et dont le cadre n'est autre que la cuisine parentale, certes). Quand Sigrid évoque le père de l'enfant, Annika ne peut retenir un soupir, accompagné de sourcils froncés. « J'espère que c'est pas en étant aussi désagréable que t'espères être la marraine... » elle marmonne à demi-mots, passablement agacée par la tournure que prend la joute verbale et par les insinuations de sa sœur. Elle avise l'horloge de la cuisine, et pour changer de sujet, balance : « T'es pas censée être au boulot toi ? T'as pas des gens à arrêter ? C'est donc ça, la police de Visby... intéressant. » Annika détourne le regard, plongeant vers sa tasse pour boire encore un peu de son breuvage matinal, tentative d'émerger du brouillard qui peine à se lever.

De ces visages contre la glace tachée de sa chambre de gosse Sigrid retenait bien trop de détails. En récupérant Annika le premier jour, à son retour, elle avait regardé les traits de la rescapée à l’histoire abracadabrante, ils étaient les mêmes que ceux des photographies, en train de se reformer sous ses yeux, comprenant qu’elle ne se souvenait pas exactement, que l’étreinte aussi mécanique soit-elle, presque redoutée avait été une bombe personnelle. Elle poussa la tasse contre sa joue pour se réchauffer, manie de l’âge le plus jeune, le plus innocent - mot difficile à tracer sur les prénoms des deux soeurs aujourd'hui. -

La maison elle, paraissait intacte et pleine d’une vie de famille impeccable où les cadres se voyaient époussetés nuit et jour par une peur constante de la fissure sociale. Sigrid se décide à être clémente pour l’instant, elle jauge bien la tête de la suspecte, elle a trouvé ça et là des morceaux de fatigue qui la font tiquer. Des discussions animées des femmes de l’entourage, elle ne doute pas qu’une grossesse soit le début d’une mort lente et douloureuse… Le sourire construit sur de trop bonnes fondations de la plus jeune des Bergman reste aux portes de sa bouche: « Quoi tu me pensais dans une série télé à quinze saisons? J’ai déjà du mal à remplir le quota d’arrestations… Au moins quand ton marmot fera les quatre-cent coups je serai en position. Et puis t'as rien à dire, tu t'planques, tu mets la tête dans un trou... »

Le nuage au dessus de la maison se mettait à rugir... déjà.

Annika lève les yeux au ciel ; l'orage arrive, il se prépare depuis bien trop longtemps pour ne pas finir par éclater, rugissant, ouvrant en deux un ciel marbré d'éclairs et déversant une pluie diluvienne juste là, au-dessus du 12, Jakobsgatan. Un micro-climat destiné uniquement à la maison, inondée jusqu'au toit quand tout le reste de la ville restera au sec. Annika a voulu l'éviter, éludant les questions intrusives de sa sœur, les remarques de sa mère quant à son comportement d'adolescente de retour dans le nid familial, et l'indifférence de son père trop occupé. Elle a fait de son mieux, mais les piques matinales en accompagnement des désagréments liés à sa grossesse ne parviennent qu'à exacerber les sentiments.

« Tu t'planques, tu mets la tête dans un trou... » Annika hausse les sourcils, posant brutalement sa tasse, faisant résonner le bois de la table sous son coup. Elle sent la colère monter en elle, comme lors de ce que sa mère appelle des crises, quand l'énervement l'emporte et qu'elle claque la porte de sa chambre au nez de quiconque tente de communiquer. Annika avise rapidement l'entourage, notant la présence du paternel Bergman dans le couloir voisin. Elle chuchote, mais le ton reste excédé. « Je t'ai jamais demandé ton avis, Sig, ok ? Si je suis là, je te rappelle que c'est surtout à cause de toi. Tes jugements, tu te les gardes. » Elle croise les bras, et son regard se fait noir. Annika se lève, prête à partir. « Ou je trouverai bien quelqu'un d'autre pour m'accueillir, qui me regardera pas comme une foutue télé-réalité. » Les mots se font durs, les visages aussi, manifestation d'une angoisse enfouie plus profondément, d'un besoin viscéral de ce soutien qui ne vient pas.

Les trombes d'eau deviennent vite des ruisseaux, les ruisseaux ensorcèlent si bien que l'on cherche des rivières, des affluents, et des affluents l'on s'en va vers la mer: Enragée, folle! Elles se sont suivies toutes les deux! Sigrid et Annika, peut-être se sont-elles mordues la queue pour en venir au face à face, peut-être n'était-ce pas suffisant pour calmer les vagues, allant plus haut chaque minute.

Ils sont occupés tous à faire vivre une maison où plus personne ne veut dormir, certes, ce sont leurs affaires. Sigrid hésite souvent entre le banc municipal et le trajet jusque la demeure du diable où se jouent les pires mystères, mais personne ne s'en remet à un dieu ou quoi, ici, il veut mieux écouter le temps. Et le temps est à l'orage.

Le ciel baigné de clair et de doux dit le contraire mais les lancers fulgurants des iris d'Annika Bergman suivent l'anarchie sentimentale. Les bras de Sigrid se détendent contre les coutures bleues de son costume parfait: "Ah ouais?" Elle parle volontairement très fort, puis le ton redescend. "C'est à cause de moi? J't'ai fait traverser le pays du coup? Avec la force de mon esprit? Bah putain j'dois être un foutu Jedi..." Le téléphone s'allume, s'éteint, s'allume, Sigrid ignore: "Tu sais c'que c'est Star Wars au moins? Tu vas sur tes quarante ans là non? Allez continue de t'voiler la face."

Sigrid et Annika, Annika et Sigrid. Les regards des deux Bergman qui se croisent, s'enchevêtrent, ne se fuient pas, bien au contraire. La tension monte, c'est une course, une course en avant vers l'explosion dont personne ne peut sortir vivant, à moins d'arrêter le détonateur avant son déclenchement. Un drame qui se joue à voix basse, car il ne faut pas que leurs parents puissent les entendre, comme quand elles étaient enfants. Alors, déjà, les deux sœurs ne manquaient pas de mots durs l'une pour l'autre, sans que les adultes ne puissent les surprendre et le gronder : une partie qui cessait dès que les parents s'approchaient trop, et reprenait une fois qu'ils étaient plus loin. Un, deux, trois, soleil.

Sigrid hausse le ton, arrachant à son aînée un regard vers le salon où sa mère semble n'avoir rien perçu - elle remercie silencieusement la perte d'audition avec l'âge, avant de baisser de nouveau la voix. « J'regardais déjà Star Wars t'étais même pas née, » réplique Annika dans un soupir en levant les yeux au ciel, avisant le téléphone de sa sœur qui s'allume sans interruption. « Tu veux pas me foutre un peu la paix et répondre à tes messages là ? »

Elle a beau réaliser la futilité de la situation, Annika n'a pas envie de le reconnaître à voix haute, et se complait presque dans cette altercation enfantine et sans fondement. Elle plonge dans sa tasse de café, et ne réprime pas une nouvelle remarque qu'elle marmonne à mi-voix. « On peut même plus déjeuner tranquille ici... »

« Les hormones ça te grille le cerveau on dirait. » Le sourire de Sigrid grimpe sur ses joues, le téléphone ne se met plus à vibrer toutes les deux secondes, c’est comme si tout s’accordait pour faire grimper dans l’air les éclats de l’une et de l’autre. Elle se revoit avec dix ans de moins, autant de patience que maintenant, mais elle était adulte. elle se devait de faire ça subtilement, elle se devait de lui tordre le poignet avec son accord, même si il y avait beaucoup plus à dire qu’une simple dispute autour des tasses fumantes. Elle répondit à Joanne avec toute la ponctuation, c'était Annika qui la faisait écrire comme un comptable mal réveillé avec majuscules, virgules et points.

L’intérieur de ses yeux miroitait, elle pensait cruellement, intensément qu’elle n’aurait pas dû la tirer de la grande ville, elle pensait qu’aujourd’hui tout ce que savait faire Annika c’était cracher sur Visby pour ses allures de carte postale. Sigrid était persuadée que si les rebords du papier se cornaient, jaunissaient c’était à cause de gens comme Annika qui ne voulaient plus prendre soin de leur héritage. Elle ferait quoi au juste? Elle perdrait les eaux, elle tacherait le sol de la maison et puis elle s’en irait dans un taxi avec son objet non-identifié entre les mains? Non, forcément elle aurait besoin d'eux, elle ne serait pas là autrement avec sa foutue recherche en prétexte foireux.

Elle avait touché à la perfection urbaine alors elle ne supportait plus de les voir eux, avec leurs journées réglées comme des horloges, leurs petites friandises à quatre heures dont ils se dégoûtaient tout seuls? Alors quoi elle était venue se foutre de leur gueule, c’était ça. Depuis le début elle s’était mise à avoir de la compassion pour une idiote comme elle? Aînée ou pas, le portrait d’Annika commençait à se ternir, c’était peut-être sur le moment, probablement indécent, oui, elle se montait la tête mais Sigrid avait le sang chaud: « C’est tranquille ici, c’est parce que t’es bien dans la merde que tu dis ça. »

Sigrid se lève et le liquide fait des ondes dans la micro-tasse avant qu’elle ne la descende d’une traite. « Bien casse-couilles les gens de la ville. »

Sigrid continue, vipérine, à proférer des critiques à l'encontre de sa sœur qui le lui rend bien. Leur échange n'a plus rien de la dispute d'enfants, mais se mue bien en un profond désaccord. Annika sent la tension monter, allant jusqu'à faire trembler la table du salon de son genou agité, le bruit de la petite cuiller contre la tasse en faïence venant s'ajouter à l'ambiance générale. Dans le regard de sa sœur, Annika voit tout un tas de pensées se dessiner ; elle la connaît, et elle sait que tout ça ne présage rien de bon. « Au moins mon cerveau à moi est pas grillé par l'alcool et les clopes. » Réplique-t-elle du tac au tac en levant les yeux vers sa sœur, réponse facile à une attaque l'étant tout autant.

Elle sait que sa sœur, profondément attachée à leur ville, ne comprend pas le malaise qu'elle a à son égard. Sigrid voit ça comme une énième preuve du mépris d'Annika, qui se croit mieux que tout le monde ici ; et ce n'est pas tout à fait faux. Mais cette ville l'étouffe, et depuis son retour, pas une journée ne s'écoule sans qu'elle se demande ce qui l'a poussée à rentrer. Au fond, elle le sait : c'est la peur d'élever seule l'enfant à naître, de passer les heures les plus difficiles de sa grossesse isolée de ses proches, ceux qui n'ont d'autre choix que la soutenir. « C'est ça ouais, tranquille... » reprend-elle en levant les yeux au ciel. Annika se lève elle aussi, imitant sa cadette qui ne manque pas de lui adresser une nouvelle pique. Sa tasse vide à la main, elle se trouve désormais au même niveau que Sigrid, séparées par seulement quelques dizaines de centimètres. « Ouais, ben peut-être que si t'étais allée un peu plus à la ville, tu serais pas encore chez papa-maman à presque trente ans. Mais c'est pratique, hein, d'avoir quelqu'un pour faire son lit ? » Elle lance, haussant les sourcils d'un air faussement intéressé. Annika sent l'agacement monter en elle, encore un peu plus, mais se garde bien de hausser le ton. Les hostilités se poursuivent d'une voix neutre, comme elles pourraient parler de la pluie et du beau temps. « T'inquiètes, tu seras toujours leur petite fille chérie. Moi j'ai abandonné y'a longtemps, » conclut-elle, l'air narquois.

Le tempérament de l’enfance remontait en acide dans tout le corps, Sigrid était à vif. Cela la surprenait, elle n’était pas du genre docile mais elle ne mordait pas non plus au premier coup franc. Elle était donc tendue derrière sa chaise en train de machinalement attraper son téléphone laissé sur la nappe, en glissant les ongles de Sigrid se plantaient dans le tissu, le bruit était terrible pour ses nerfs à vif. Sigrid se mit donc à taper, un flot de messages partit en direction de la boîte de réception de sa collègue qui aurait le droit de lui arracher la gorge plus tard.

Elle espérait qu’à vingt-sept ans le feu se calme dans son habitacle mais il pouvait être si facilement attisé par les foudres fraternelles et Sigrid ne pouvait plus échapper à sa soeur. Par hasard elle avait décidé de ne pas lui répondre avec distance les dernières semaines et elle s’était prise d’une affection nouvelle pour l’aînée. Elle aurait dû prendre garde, bien consciente que les gens ne changeaient pas, seulement elle voyait que la mélancolie avait eu raison d’elle et Annika se tenait encore là, c’était un passage obligatoire: le conflit.

Dans une autre dimension, la tasse aurait volé vers la fenêtre et brisé un carreau mais les silhouettes de la famille continuaient à arpenter les nombreux couloirs, avec leurs pieds ils faisaient craquer le parquet, ils avaient quelques discussions bien plus cordiales que celles-ci. En contrepartie les mains de Sigrid se refermaient de plus belle sur l’objet électronique ce n’est que vers la fin qu’elle relevait la tête: « Annie. »

Sigrid s’approche en faisant le tour de la table histoire de chuchoter comme Annika semble l’exiger depuis le début de ce dialogue de sourds.  « Tu vas recommencer avec ton discours larmoyant? Tu sais pas t’arrêter? C’est quoi le problème hein? Qui t’a brisé le coeur pour que tu sois devenue une tête de con comme ça? Tu te permets de me regarder dans les yeux, de me juger mais tu sais strictement rien de moi, tu sais c’est bizarre étant donné qu’on est soeurs? Tu t’rends compte d’à quel point c’est tordu ou pas? Alors arrête de chouiner tu m’files la nausée. Va donc bosser ta thèse à la con. »

La veste laissée sur la chaise aussi vieille que la maison vient s’enfiler habilement sur les épaules de Sigrid, elle marque un arrêt en replaçant les manches. « On s’voit plus tard. »

Sigrid se lève soudain, surprenant Annika soudain brusquée par ce geste inattendu. Sa jeune sœur l'interpelle ; « Annie », elle dit, et alors l'aînée sait que les choses ne vont plus. Elle ne l'a jamais appelée comme ça que pour l'embêter - enfants déjà, les chamailleries se paraient de ces surnoms ridicules dont elles s'affublaient. Sigrid le sait, Annika ne supporte pas qu'on l'appelle ainsi, infantilisée par la même, réduite à la taille d'une poupée, douce et fragile : tout ce qu'elle s'est toujours refusée à être.
Ensuite, les mots fusent, un flot continu inespéré, après tant de phrases courtes prononcées comme autant de couteaux qui fendent l'air, rapides et incisifs, avant de venir se planter dans la peau de leur victime. Leurs orbes bleus se croisent, regards perçants des deux côtés, malgré l'heure encore matinale. Ils sont loin, les yeux endormis de celles qui se réveillent : elles sont maintenant aussi aiguisées l'une que l'autre.

Annika sent le rouge lui monter aux joues, une colère qui pourrait prendre la forme de mille mots, de poings peut-être même, quand sa sœur lui assène des propos qu'elle ne veut entendre, des questions auxquelles elle n'attend bien sûr aucune réponse. Elle inspire un grand coup, restée muette, impressionnée peut-être par la dureté du langage qu'elle a inspiré à Sigrid. Cette dernière enfile sa veste, et presque comme si de rien n'était, conclut la conversation : « On s'voit plus tard », elle dit, et on pourrait croire que rien de ce qu'elle a dit auparavant n'a existé - Annika en vient d'ailleurs presque à se poser la question. « C'est ça ouais, à plus tard, » elle grommelle, ingérant la gorgée de café restante alors que Sigrid se dirige vers la porte d'entrée. Au loin - distance de sécurité oblige - elle ajoute, énième provocation : « Et bonne journée, hein ! Sois sage ! » en levant une main en sa direction, avant de monter l'escalier en bois vers sa chambre.