a world alone - kasperika

Sans trop savoir comment, sans trop savoir pourquoi, Annika semblait s'être improvisée guide touristique de Visby. Il faut dire que les inconnus sont rares, ici, et encore plus les peintres-facteurs au physique singulier, étrange créature échouée sur l'île. Quand elle le voit, Annika ne peut s'empêcher de l'imaginer en personnage dont la place est bien davantage dans une oeuvre romantique que dans la vraie vie. Depuis quelques temps, donc, elle avait entrepris de faire visiter à l'artiste la ville, à sa demande d'abord, puis en y prenant un plaisir coupable. Pour elle qui se plaît à répéter à quel point elle déteste Visby, c'est une épreuve constante que de lui montrer de vieilles pierres et des vues qui couperaient le souffle à quiconque ne les connaît pas depuis vingt-huit ans.
Elle aime aussi la routine qui s'est installée entre deux : les rendez-vous notés sur un coin de calepin, déposés dans le panier du vélo du facteur, comme une chasse au trésor parfaitement orchestrée. Cette fois encore, elle griffonne une adresse et une heure, avant d'oublier.

Dix-sept heures, la nuit tombe doucement et Annika est encore coincée à l'université, regarde sa montre anxieusement sans parvenir à se débarrasser de ses derniers étudiants. Elle n'est pas du genre ponctuel, pourtant ; plutôt le type à arriver toujours un peu retard (suffisamment pour se faire attendre, pas assez pour qu'on puisse le lui reprocher). Elle finit par expédier les dernières questions, et prend immédiatement la direction des ruines. Là, elle le trouve, Kasper à la peau d'ivoire, dont la silhouette pâle se dessine dans la pénombre. Il l'apostrophe immédiatement, elle lâche un rire. « Ca tombe bien, ces ruines ne sont pas d'un grand intérêt. Je préférerais être avec mes livres, d'ailleurs. » Elle s'approche de lui, amusée malgré tout. Les piques qu'ils se lancent font partie du jeu, véritable partie de ping-pong verbal. « M'enfin, je ne suis pas surprise que ça te plaise... Encore des vieilles pierres, toujours des vieilles pierres. Tu es sûr de ne pas être un viking des temps anciens, arrivé dans le futur par erreur ? » Elle lâche, avec une moue taquine, soulevant malgré elle la question du passé de Kasper. Ca ne fait pas partie des choses qui l'intéressent en temps normal (surtout parce qu'elle n'a pas envie d'entendre parler des autres ni de parler d'elle, et puis c'est banal et ennuyeux), et elle avait jusque là réussi à esquiver les formalités.

Alors qu'ils sont plus près l'un de l'autre, Annika étudie ses traits anguleux qu'elle distingue malgré la pénombre. Curieux personnage, ne peut-elle s'empêcher de penser, de plus en plus intriguée par l'individu qui lui fait face.

Kasper cavale en tête, loin devant Annika. Il découvre, enthousiaste, cet endroit, tandis qu'elle le connaît par cœur pour en avoir parcouru les moindres recoins depuis son plus jeune âge. Il y a de ces endroits dont on ne se lasse jamais, des vues qui coupent toujours le souffle, qu'on les découvre ou qu'on puisse les voir même en fermant les yeux. Les Ruines de St Clemens sont de ces endroits-là, surplombant la ville et au loin, l'océan. Mais Annika ne peut le reconnaître, têtue et fière, alors elle se contente de marcher, silencieuse, vers les hauteurs sur les pas de Kasper.

Parfois, il se tourne vers elle, yeux pétillants et sourire moqueur. « C’est toi la vieille pierre. » qu'il balance, et Anika ne peut réprimer un sourire elle aussi, tant leur jeu est puéril et, pourtant, satisfaisant. Elle ne répond pas, se contentant de lever les yeux au ciel en poursuivant son ascension. Annika sent dans l'ensemble de son corps les changements dont elle est le théâtre, et c'est le souffle court et les jambes lourdes qu'elle procède à la marche, quand autrefois elle gambadait sur les collines de Visby à une allure folle.

Kasper se trouve un peu plus loin et finit par l'attendre, face à la vue sur les plaines entourant la ville. « Dis Annika, toi qui n’aime que les livres, tu l’imagines pas comme ça la lande que décrit Conan Doyle? » Il est vrai que la lumière grise qui baigne les vieilles pierres et le vent qui souffle sur leurs visages dressent un tableau digne d'une évocation gothique ; Annika acquiesce. « Et pourtant, elle est bien plus vieille, cette église. Elle date du début du onzième siècle, je crois. » Commente-t-elle, prenant soudain au sérieux son rôle de guide (et mettant à l'épreuve ses connaissances en histoire locale). Doucement, elle s'approche de Kasper et murmure : « C'est ici qu'on brûlait les norvégiens osant s'aventurer ici. Plus spécifiquement les facteurs grands et blonds. » Elle se tourne vers lui, toujours avec le même air sérieux mais les yeux brillants de malice.