and i've been chasing after dreamers in the clouds (juniper)

La journée d’Ansgar s’était déroulée sans accroc. Il commençait seulement à se faire à cette nouvelle routine, il la laissait s’installer, l’accueillait avec plaisir, il n’avait jamais été adorateur du changement. Pourtant, lorsque venait l’heure de rentrer, il perdait d’un seul coup toute motivation. C’était difficile, les semaines où il n’avait pas ses enfants à la maison. Retrouver son appartement vide n’avait rien d’attrayant, malgré sa nature légèrement introvertie. Alors, lorsqu’il passa par la rue où se trouvait la librairie Austen & co, il hésita quelques instants, jusqu’à arriver devant la porte. Il la poussa, et la petite cloche au-dessus de l’encadrement tinta, signalant son arrivée. Il avait décidé qu’il pouvait bien y passer un moment avant de rentrer, personne ne l’attendait. C’était un concept auquel il avait encore du mal à s’habituer, d’être libre d’aller où bon lui semblait, de n’avoir aucune obligation, aucun compte à rendre. Si certains voyaient ça comme un soulagement, Ansgar ne savait pas trop quoi en penser, car ça ne l’avait jamais dérangé auparavant.

Il salua avec un sourire Juniper, qui s’occupait d’une cliente. Il se glissa dans les rayons pour en parcourir les étagères à la recherche d’un nouvel ouvrage à se mettre sous la dent. Après quelques minutes, il trouva un roman historique qui parlait d’une enquête à Pompéi, sur des étranges odeurs de souffre dans les égouts, peu avant la catastrophe qui engloutirait toute la ville pour la figer à jamais. Il revint vers l’avant de la boutique et s’autorisa à déranger Juniper pour qu’elle lui fasse un café pendant qu’il payait le roman. Il prit ensuite place à une table et entama le premier chapitre. Il leva seulement le nez des pages lorsque la libraire déposa la tasse à côté de lui. Il sourit doucement et lui souffla un merci. L’histoire se révélait bien plus prenante que le résumé ne le laissait paraître. Ansgar avait l’impression d’accompagner le protagoniste dans son enquête et l’envie d’en savoir plus ne dépérissait pas, malgré la connaissance certaine de la fin tragique de cette épopée. Il avalait les paragraphes sans vraiment s’en rendre compte. Il en aurait presque oublié son café. Il en but une gorgée. Il n’était plus brûlant, mais encore chaud. Tant mieux.

Il ne sut pas exactement combien de temps s'écoula avant que Juniper ne le rejoigne à sa table. Il l’avait laissée s’occuper de la clientèle, après tout, il fallait bien gagner sa vie, et il n’aimait pas avoir l’impression de s’imposer. Et puis il fallait dire qu’il appréciait ce petit moment seul à sa table, avec un bon livre et une tasse de café. Finalement, tout le monde y gagnait. « Il y a du monde ce soir, on dirait. » dit-il en posant son livre sur la table après y avoir placé un marque-page qui n’était autre qu’une photo de ses enfants vieille de quelques années déjà, plastifiée pour la protéger de l’affront du monde extérieur et du temps qui passe. Il prit quelques secondes pour apprécier le calme qui était tombé dans la librairie. Son regard revint à Juniper, et il remarqua qu’il y avait quelque chose de différent des autres jours, sans vraiment savoir de quoi il s’agissait. « Tout va comme tu veux ? » demanda-t-il, dans un soucis sincère de son bien-être.

C’est Ansgar qui entre dans sa boutique, ce soir, et Juniper a à peine le temps de le saluer. Depuis plus de dix minutes une de ses voisines, la vieille Madame Lindberg, lui parle de fraises. La libraire n’est pas bien sûre de savoir pourquoi, ou comment les fraises sont arrivées dans la discussion mais elles ne semblent pas prêtes à partir et, si cette conversation est un peu étrange au beau milieu de l’hiver, June ne peut que s’en amuser. Madame Lindberg est une petite femme à la fois traditionnelle et extrêmement atypique. Elle porte chaque jours autour de son crâne cette jolie tresse épaisse que Juniper a déjà vu ici et là, durant des célébrations, des festivals ou des journées particulières dont elle n’a pas encore saisi la symbolique. Les cheveux de Madame Lindberg sont gris, un joli gris parsemé de mèches blanches qui, au soleil, prend des éclats argenté. Madame Lindberg - Susie, qu’elle voudrait qu’on l’appelle à la librairie - est pourtant une originale, à sa manière, s’habillant de couleurs vives même en pleine hiver et superposant les pulls et gilets qu’elle tricote avec plaisir durant de longues soirées glacées. Susie, c’est aussi la première personne à avoir adressé la parole à la jeune librairie, lorsqu’elle ouvrit la porte pour la première fois après son installation ; la première personne a lui avoir souhaité la bienvenue, à lui avoir offert des tisanes, des fruits, des plants pour son potager, de bonnes adresses. Susie Lindberg est sa première habituée et elle vient, juste à l’instant, de lui proposer de lui apporter quelques plants de fraises, quelques pots de confiture de fraises et certainement des bonbons à la fraise .

« C’est gentil à vous, Madame Lind… Susie, pardon, oui, Susie. J’ai hâte d’y goûter ! » Juniper l’encaisse, jetant un coup d’oeil au titre que la vieille dame a choisi : une romance épicée, pleine de rebondissements et de coups du sort improbables. Très divertissant, en somme. La jeune femme en profite pour la complimenter sur ses coups et lui assure qu’elle passera un bon moment, même si son coeur n’en sortira pas indemne - ce qui provoque un rire léger comme un carillon, qui s’élève, s’élève et fait sourire les quelques clients encore installés. June a choisi d’ouvrir tard, ce soir, afin de permettre à ses habitués de venir passer quelques supplémentaires dans son havre de paix. Car ce qu’est devenu la librairie, au fil des mois, au même titre que la cabane, qui n’est pas vraiment une cabane et qui ressemble, de plus en plus, à une maison. Elle ne saurait dire l’heure qu’il est, exactement - il fait nuit tôt, à cette période de l’année, et l’obscurité est tombée à l’extérieure depuis déjà un moment. Elle se doute qu’il n’est pas si tard mais a presque l’impression d’être au bout de la nuit et les lumières, allumées ici et là sur les petites tables, les bougies qui brûlent sur le rebord des fenêtres… L’atmosphère chaleureuse de la librairie lui donne le sourire alors qu’elle regarde Madame Lindberg repartir dans le froid, emmitouflée jusqu’au nez dans une épaisse écharpe rose.

Il lui faut encore quelques instants pour faire chauffer l’eau et se servir une tasse de thé - tout en jetant, toutes les deux ou trois minutes, un coup d’oeil au professeur installé dans la deuxième petite pièce bourrée de livres. Elle hésite, Juniper. Ils ont des choses à se dire, elle le sait - Ansgar a ouvert la porte, en lui laissant ce petit mot, la dernière fois, et elle en a été touchée. Touchée et gênée, pour être honnête. Elle ne sait pas parler de ces choses qu’il y a entre deux, de leurs points de commun, de ce qui a été effleuré. Elle s’installe, toutefois, à côté de lui, une fois son thé infusé, une fois qu’elle a fait le tour des tables pour s’assurer que personne n’a besoin d’elle. « Je me suis dit que ça serait sympa de rester ouvert un peu plus longtemps. Histoire de faire concurrence au pub. » Un sourire étirer le coin de ses lèvres - elle ne fera pas concurrence à Aron et ses bières fraîches, elle le sait. Juniper ne remarque pas tout de suite le regard d’Ansgar, perdue dans ses pensées, dans la façon d’aborder le sujet, de dire les choses normalement, sans pathos. Sa tête se redresse un peu vivement, à la question qui la surprend et lui donne, d’une certaine manière, une ouverture. « Je voulais te remercier pour le mot que tu m’as laissé. Tu sais, après la visite de tes enfants. » Serrant les mains autour de sa tasse trop chaude, June déglutit un peu plus difficilement, ne sachant où poser les yeux et optant pour le liquide fumant. « Je ne voulais pas être bizarre, quand tu les as emmenés. J’étais contente de les rencontrer, vraiment ! Mais c’est, comment dire, toujours un peu délicat pour moi, ces histoires parents-enfants. » Elle soupire, sourit et secoue la tête tant son explication lui paraît absurde. « J’ai divorcé il y a… Tout juste un an, en fait. Et c’est mon ex-mari, qui a obtenu la garde de ma fille. Avec mon départ, tout a été un peu… compliqué. »