oh baby baby it's a wild world (w/ aron & joanne)

« Pourquoi tu fais cette tête? » lâchait la policière sans quitter Strömquist des yeux. Les dents de la jolie Sigrid brillent derrière ses cheveux dorés, elle peut entendre le trouble-fête couiner contre le comptoir pendant qu’elle lui bloque la tête d’une main experte. « Je suis pas en service, mais j’devrais vraiment commencer à me trimballer avec des menottes. Assieds-toi correctement tu veux. » Elle libère le client qui baragouine une demi-insulte. Sigrid hoche la tête, les conversations avec elle-même sont celles qu’elle préfère mais le gérant du Black Sheep et ses airs d’ours mal léché se tient à quelques mètres, et pour une raison qu’elle ignore, elle a toujours adoré faire des combats de regard avec lui même si avouons-le, les circonstances n’étaient pas les meilleures. Sigrid perd l’affrontement quand elle entend son téléphone vibrer, glissant la main dans la poche arrière de son jean. « Jo’ est en route. »

Joanne Lim, sa chère collègue, troisième acteur de cette soirée aux accents prononcés comme celui des clients attablés entre les bouts de verre au sol, et à l’une d’elle, l’un tient une serviette contre son visage, quelques centimètres plus haut et on pourrait l’appeler le Borgne.  Si elle arrivait à temps, ils pourraient régler l’affaire de façon civilisée, sinon, elle devrait en découdre avec Aron et disons qu’entre eux deux la communication n’était pas exactement au point. Elle continuait de sourire en attrapant son verre d’une main, l’autre toujours à proximité de son portable, elle avait développé le tic étrange et nerveux, elle vivait sur la défensive même si elle ne voulait pas l’avouer.

Il avait senti dès le début de la soirée de l’électricité dans l’air. C’était un soir de match de hockey et l’écran au fond de la salle — que sa co-gérante de soeur avait en horreur — captait l’attention d’une grande partie des clients. Leur énergie agressive augmentait progressivement à mesure que le score fluctuait et que les fûts de bière se vidaient. Inévitablement, les esprits s’étaient échauffés, et un des spectateurs avait joint le geste à la parole. Si les Suédois n’étaient pas connu pour leur tempérament belliqueux, il ne valait mieux pas faire le malin quand Luleå jouait contre Malmö. Les coups étaient partis et très vite et Gala avait appelé son frère en renfort.

Aron s’était pris prend un coup de coude dans la mâchoire et tout semblait soudain aller simultanément très vite et au ralenti : Gala râle dans un coin, Gustav essaie de séparer les deux hommes, puis une femme s’impose et attrape un des bonhommes avec poigne, au niveau de la nuque, et le coince contre le comptoir. Sa douleur à la mâchoire résonne dans son crâne, mais il ne détache pas son regard de l’agente Bergman. Elle a un petit sourire triomphant scotché visage, qui l’agace profondément. Elle se prend pour qui, là, à faire sa fliquette vengeresse? Dans SON bar? Son téléphone détourne brusquement l’attention de la jeune femme. « Jo’ est en route. » Aron répond à cette annonce avec un soupire exaspéré.

Il porte la main à sa mâchoire endolorie, fronce les sourcils en s’avançant vers le comptoir. « C’est bon, laissez tomber, je m’en charge. » Il attrape l’épaule de l’homme malmené par Sigrid, l’écarte de la policière dans un geste presque paternel. « Pas besoin de ramener tout le commissariat pour un verre cassé, c’est sous contrôle. » il ajoute, sans chercher à cacher son irritation.

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Un feulement a percé dans l'air. C'est vrai que ça manquait d'action dans le coin, ici pas de courses poursuite, du moins pas en voiture, quelques vélos fous, des ivrognes attachés aux guidons avec toute la volonté de l'alcool. Impossible de les intercepter à moins de les faire dérailler, ils se mettaient à baragouiner des obscénités, beaucoup de familiarités visbyiennes que les touristes entendraient comme des insultes catapultées. Enfin bref, ça ne dégénérait pas. La tension était montée parce que Sigrid avait décidé de jouer sa petite flic, elle s'ennuyait. Entre exemplarité et abus de pouvoir la ligne était très fine, encore plus quand Strömquist était dans le coin et surtout lorsqu'il s'agissait de Bergman.

De la blonde carabinée à l'adrénaline émanait la plus grande frustration, quand elle voyait les vieux grognons du pub se taper sur la gueule pour un pari sportif, ça avait tendance à la mettre hors d'elle, ils dégradaient l'image de la ville. Elle se prenait peut-être pour plus que ce qu'elle n'était vous savez avec ces regards ravageurs, son petit talent pour l'autorité, les remarques bien placées mais au moins elle aimait tout ici.

Quand il y avait de la casse pour Sigrid, ça devenait sérieux, ça devenait son affaire et autant que le Black Sheep était à Aron, Visby était à Sigrid. La désillusion était encore loin, Sigrid brassait l'amertume de la vie d'adulte à coups de répliques cinglantes devant le pilier de l'établissement, de dix ans son aîné. Elle retenait un rire, non pas qu'il avait tort mais encore une fois elle s'ennuyait: "Allez dire ça à celui qui a failli perdre un oeil, je suis sûre que ça arrangera la situation."

Spoiler:

Une chaleur désagréable irradie de sa mâchoire ; il espère que le coup perdu ne va pas lui laisser une marque mais prend sur lui pour retrouver rapidement une contenance. Surtout face à Sigrid. Il savait que ce n’était pas auprès de la jeune flic qu’il faut espérer trouver du réconfort ou une infirmière pour panser ses plaies. La femme lui répond d’ailleurs avec sarcasme : « Allez dire ça à celui qui a failli perdre un oeil, je suis sûre que ça arrangera la situation. » Aron inspire fiévreusement, on lit sur son visage qu’il pèse ses mots.

Plusieurs paires d’yeux se sont déportées du grand écran de télévision pour se poser sur l’agent de police et le propriétaire des lieux. Ce n’était pas la première fois que ces deux-là se rentraient dedans et que le Black Sheep était le théâtre de leurs petits jeux d’égo. Leurs échanges n’avaient rien de particulièrement captivants mais ils étaient suffisamment houleux pour divertir le badaud de Visby venu boire sa bière en fin d’après-midi. La soeur d’Aron lui avait un jour fait remarquer, après une de leurs altercations, qu’elle n’avait jamais vu parade nuptiale aussi nulle. Gala en faisait toujours des tonnes et il ne s’était pas attardé sur son observation, mais l’homme devait bien admettre que les grands yeux verts et l’assurance de Sigrid avaient déjà manqué de le déstabiliser.

« Manfred en a vue d’autres, il s’en remettra. » qu’il se contente finalement de rétorquer, en donnant une tape dans le dos de l’intéressé, qui grommelle mollement en signe de protestation. Des têtes se sont à nouveau tournées vers le match, mais il reste dans l’air un drôle de flottement — et ce n’est pas que l’odeur de fauve qui émane de la trentaine de Suédois alcoolisés du bar. Aron s’approche de la flic, la toise de toute sa hauteur. « Tout va bien, rasseyez-vous et buvez votre bière, Bergman. » Le ton était probablement un peu trop autoritaire pour être adressé à une représentante de l’ordre public. Un sifflement discret se fait entendre du fond de la pièce, on entendrait soudain une mouche voler. Au haussement de sourcils de la jeune femme, Aron comprend qu’il ne va pas s’en tirer comme ça.

La blonde bat distraitement des cils attirée par la marque distinctive sur la joue du type qu’elle a tendance à aimer malmener, elle trouvait cela paradoxal d’être bloquée sur le détail de sa face légèrement enflée. D’abord parce qu’il avait parfois une tête de con et qu’elle n’était pas la personne avec le plus d’empathie sur terre, ensuite parce qu’il voulait l’empêcher d’avoir son petit quart d’heure de gloire. Parce qu’une seule fois dans une vie, Sigrid, ça ne lui suffisait pas. Et elle se l’avouait, il aurait pu être le compagnon de jeu idéal pour se sortir des pensées la routine écoeurante de Visby mais elle ne pouvait certainement pas passer à côté du combat de coqs, c’était plus fort qu’elle. Et si elle était moins têtue peut-être qu’ils en seraient retournés à leur conversation brodée de sarcasmes et autres chamailleries sans problème. Mais on parlait de Sigrid là. « Tu parles comme si tes gars c’était des vikings, tu me fais rire. »

Elle n’a pas à tutoyer son aîné mais elle ne peut définitivement pas s’en empêcher, quand elle dit ça elle revient au détail des vieux belliqueux installés sur leurs sièges à deux doigts d’y prendre racine, ça la démange, ah ça la démange vraiment d’en rajouter une couche, mais à la place elle s’exécute. Sigrid se pose et glisse les doigts contre sa chope, parce que comme elle disait, elle n’était pas de service. Sigrid le voyait bien, ce genre de bagarres c’était pour décider qui d’eux tous avait la plus grosse et Aron Strömquist ne faisait qu’étaler son petit amour lustré de gérant pour la maison. Honorable, mais barbant. Terriblement barbant.

Sigrid avait abdiqué certes, mais ce serait mal la connaître de penser qu’elle allait s’arrêter en si bon chemin et puisque le duel au sommet ne faisait que commencer, l’air ahuri du gars sonné donnait au décor une drôle de saveur, pendant que Sigrid faisait glisser sa pinte quasi vide vers l’épais et imposant homme de taverne: « C’est quoi ton affaire avec ma syster, dis-moi? »

« Tu parles comme si tes gars c’était des vikings, tu me fais rire. » La flic ne semble pas vouloir battre en retrait de sitôt. Le gros Manfred grommelle sans conviction et un autre lance un regard mauvais à la jeune femme, mais bien vite les hommes retournent à leur match de hockey comme si les dernières cinq minutes n’avaient jamais eu lieu. Uniquement poussé par une foutue fierté mal placée, Aron persiste à prendre la défense des piliers de bar : « Regarde-moi cette résilience, pourtant. » il lance avec sarcasme, passant sans transition au tutoiement (il faisait souvent des allers-retours sans vraiment savoir pourquoi), en pointant le menton vers la quinzaine d’hommes robustes qui leur tournent le dos en les ignorant. Comme si toute la scène avait été scénarisée, un nouveau point est marqué à cette instant précis : les gaillards se lèvent tous d’un mouvement, étalant de la bière sur le parquet déjà collant. Certains se prennent les épaules amicalement, d’autres lèvent les bras au ciel en signe de protestation. Aron et Sigrid sont à présent seuls avec leur petite chamaillerie. La situation est complètement ridicule.

Pour se donner une contenance, Aron se sert un verre de bière derrière le bar, l’air peu absorbé par sa conversation avec Sigrid. Il en boit une gorgée, fait mine de suivre le match de loin. C’était mal connaître la jeune femme, qui était visiblement déterminée à lui pourrir sa soirée. Sans crier gare, elle balance : « C’est quoi ton affaire avec ma syster, dis-moi? » Aron pose sa pinte et se résigne à poser ses yeux sur elle, un sourcil haussé.  « Quoi, Annika? » Il prend instantanément conscience de l’absurdité de la question. Il avait beau côtoyer les deux soeurs Bergman semi-régulièrement, il se surprenait souvent à oublier leur lien de parenté. Pourtant, elles partageaient bien plus que leurs parents et leurs cheveux blonds : leur tempérament obstiné, pour commencer. « De quoi tu parles? » il s’empresse d’ajouter, impatiemment, insistant bien sur l’agacement que la question a provoqué chez lui. Sans lui demander son avis, il prend sa chope presque vide sur le comptoir, et la rempli de la même bière ambrée que celle qu’il vient de se servir. Peut-être que si elle est trop occupée à boire, elle arrêtera de poser des questions indiscrètes. He wishes.

L’ambre de la boisson est certes très attirante mais pas autant que l’idée d’articuler cette conversation vers la pire direction. La mauvaise tendance qu’avait Sigrid à fiche son nez là où elle n’aurait jamais dû était particulièrement animée par le retour d’Annika, leurs rapports électriques n’arrangeaient rien, d’ailleurs le gérant du Black Sheep commençait à prendre. Le feu montait, elle buvait une gorgée, ses yeux disaient merci, le sourire dissimulé dans le verre masquait un instant la prochaine réplique: « Eh bien je ne sais pas à toi de me dire. Tu n’es pas son fan numéro un j’me trompe? »

Sigrid et Annika n’étaient pas du genre à s’asseoir autour d’un pot de crème glacée pour parler des archives personnelles de l’une et de l’autre, sinon elle comprendrait pourquoi elle s’était retrouvée avec une soeur enceinte et mère célibataire avant même d’avoir signé l’acte de naissance. Ce qu’Aron ignorait c’est qu’elle n’était pas plus avancée que lui au sujet d’Annika et que mystère résidait plus autour de ces vieilles histoires étouffées dans l’âtre que dans la bagarre anodine entre les supporters de l’équipe de hockey entassés près de l’écran géant.

Si elle avait bipé le commissariat d’ailleurs c’est bien parce qu’il n’avait de commissariat que son nom, qu’il était bien souvent mené par Sigrid ou sa partenaire et que dans les deux cas elle tentait d’élucider son propre crime - un crime familial s’il était question des secrets des Bergman. - Aron et Joanne dans le lot, ça c’était davantage un bonus.

@Aron Strömquist, @Joanne Lim

Visiblement, la pinte qu’il venait de lui servir n’a pas l’effet escompté sur la jeune femme. Elle s’obstine, derrière son verre : « Eh bien je ne sais pas à toi de me dire. » L’air un peu moqueur de Sigrid, entre deux gorgée, lui met le doute : est-ce qu’elle serait au courant de la nuit que sa soeur et lui avaient passé ensemble, il y a… presque deux ans maintenant? De son côté, il pouvait compter sur les doigts de zéro mains le nombre de personnes avec qui il en avait discuté. Pas que ce soit un secret inavouable ; il n’était juste pas du genre à partager grand-chose de sa personne avec les autres — encore moins ses histoires de cul. Quant à Annika, vu la vitesse à laquelle elle s’était éclipsée ce fameux matin-là, il avait du mal à croire qu’elle n’avait pas purement et simplement effacé cette nuit de sa mémoire, pour plus de commodité.

« Tu n’es pas son fan numéro un j’me trompe? » Changement de cap, les épaules légèrement crispées d’Aron se détendent. Il n’est pas bien sûr de savoir où elle veut en venir : c’était de notoriété publique qu’Annika et lui étaient bons amis. Quelqu’un avait dû surprendre leur engueulade récente, ici même, au pub. Visby étant une petite ville où il ne se passe strictement rien, l’info avait du faire sa route jusqu’aux oreilles de la cadette des Bergman d’une façon ou d’une autre. Il hausse les épaules, « J’suis pas fan de ses nouvelles… habitudes » il marque une pause, grimace intérieurement en repensant au jus de tomate, au yoga et à la cigarette qu’elle a refusé, « mais on est toujours copains. » Il allait ajouter un « enfin, je crois » mais s’abstient. Sigrid n’est pas le genre de personne en face de qui on peut se permettre de baisser sa garde, il le sentait bien.

L’intéressée ne semble pas prête à lâcher le morceau mais heureusement pour Aron, le bruit de la porte du bar qui s’ouvre détourne leur attention.

(@Joanne Lim à toi gurl )

L'air de la nuit lui mord les joues sitôt qu'elle ouvre la portière. Joanne a passé une partie de la soirée à l'extérieur -une affaire de vol sur le port, beaucoup de témoins et de voisins curieux, une heure de discussion sous le vent glacial du large, à quelques mètres de voiliers chauffés, les cales pleines de café et d'en-cas aguichant le ventre vide de l'officier Lim. Toute au travail et aux récits entremêlés des marins, Joanne n'a pas senti l'hiver avant de retrouver l'habitacle froid de la voiture : sa peau s'est soudain rappelée le froid, sa gorge, ses doigts et ses orteils pris par les températures nordiques. Il fait dans cette ville insulaire plus froid qu'à Stockholm et ses immeubles chaudement semés les uns contre les autres, sa circulation massive tenant le climat au-dessus des normes de saison. Mais le corps de Joanne semble s'être imprégné avec le temps de l'air brûlant de froid du Nord -née dans l'hiver de la Corée, puis élevée sur la côte là où les vents du pôle éraflent le visage à chaque souffle.

En poussant la porte du pub, Joanne découvre sans surprise la scène à laquelle elle s'attendait à peu de choses près : un blessé, les doigts crispés sur une serviette en papier, un agresseur encore assez sobre pour se tenir sans assistance, assis sans vaciller -le sourire de conquérante de Sigrid, son regard perçant porté sur le patron du Black Sheep. L'osmose du duo détonne, sur ce décor chaotique : Bergman et Strömquist sont connus pour leurs rapports fluctuants, ponctués du mordant énergique de la blonde, des grognements agressifs du brun, des non-dits propres aux familles de natifs implantés à Visby. « Bonsoir », fait-elle sans artifices, le POLIS en évidence sur son blouson noir -les visages sont connus pour la plupart, Sigrid a de toute façon l'air déjà d'avoir fait les présentations. « Quel est le problème ? » demande Joanne d'une voix grave qu'on pourrait prendre à raison pour de la lassitude, son regard abandonnant celui de sa collègue pour balayer celui des principaux concernés. Les bagarres d'ivrognes font légion à Visby, et elles se ressemblent toutes sur le fond. C'est le pouvoir magique de l'alcool, grincerait-elle entre ses dents si elle n'était pas en service -rallier les foules pour mieux les déchirer au premier battement de cils.

Spoiler:

Sur Visby l’ombre d’Annika Bergman planait plus que jamais, en apparence elle pouvait finir sur une des cartes postales du tourniquet de l’office de tourisme mais dans les conversations planquées derrière les accolades des habitués d’un établissement dont on s’amourachait tous ici, la discussion était plus que floue à son sujet. Puisque Sigrid peinait à élucider le mystère de la blonde imbibée de rage, elle s’appuyait avec frustration sur le bar. Il y avait hélas toujours quelqu’un pour ponctuer la phrase d’un « mais » ou d’une porte ouverte sur les rues désertées de la ville pendant que Joanne Lim investissait les lieux. Un gros mais qui soulignait le caillot bouchant toutes les issues vers la résolution de l’enquête.

« Bonsoir. » Tente-t-elle d’imiter à la perfection, les yeux de Bergman roulent vers le troupeau de clients dévoués à leur foutu match. L’accent de Sigrid savait rouler avec abus dans la direction de sa collègue ou bien l’autre entité décidant de son sort dans la vie locale. Sigrid la sait perspicace mais elle se sent obligée d’enfoncer le clou: « Eh bien Monsieur Strömquist ici présent a l’air de bien gérer, hm? Tu peux retirer ton brassard j’imagine. Ton gilet même soyons fous! »

Le duo de flic était à présent rassemblé dans la petite salle du bar qui sentait la bière… et qui commençait déjà à empester le fauve ; le match de hockey étant bien entamé et le groupe d’hommes bien éméché. Joanne avait beau être arrivée récemment à Visby, elle inspirait plus confiance à Aron que Sigrid. L’humeur de la jeune femme aux cheveux noirs lui semblait moins fluctuante — ou était-ce qu’elle se rapprochait beaucoup de sa propre personnalité à lui ; et sa façon de gérer les conflit, plus professionnelle — ou était-ce simplement que ce n’était pas une Bergman. Aussi, il n’accueillit pas son arrivée avec trop d’agacement… mais sa présence lui paraissait bien superflue. Il se contente d’un « Agente Lim. » laconique mais poli, assorti d’un petit mouvement de tête, pour la saluer.

« Quel est le problème ? » Comme pour faire disparaitre les derniers indices de la petite altercation, Aron empoigne un balais et repasse devant le bar pour retirer les débris de bouteille sur le parquet. Sigrid ne perd pas de temps pour mettre sa collègue à jour : « Eh bien Monsieur Strömquist ici présent a l’air de bien gérer, hm? » Il lève les yeux au ciel tout en poursuivant sa corvée. « Tu peux retirer ton brassard j’imagine. Ton gilet même soyons fous! » Les débris rassemblés en un petit tas près du bar, il s’appuie sur le manche à balais et ajoute avec provocation : « Désolé que votre collègue vous ait fait perdre votre temps. » Les deux flic s’échangent un regard, mais il est trop affairé pour le voir. Il attrape un journal qui traine sur le comptoir, l’utilise comme support pour transporter les morceaux de verre vers la poubelle la plus proche. De toute évidence, il a déjà répété ce geste des dizaines de fois par le passé.

A nouveau derrière le bar, il s’essuie les mains sur un torchon et continue : « Encore une fois : tout est sous contrôle. Je vous serre une b- » mais sa question est interrompue par un hurlement guttural venant de l’autre bout de la pièce. A l’écran, deux joueurs se bagarrent violemment, laissant déjà entrevoir du sang sur la glace. Instantanément, l’adrénaline remonte et déjà un homme empoigne avec brutalité la nuque de son voisin, prêt à en découdre. Le timing n’est vraiment pas avec Aron, ce soir.

La vague moqueuse de Sigrid provoque une ride contrariée entre les sourcils de Joanne. Elle devra attendre pour lui faire des remontrances. Devant Aron et l'ensemble des fauves attroupés au bar, les deux policières doivent d'abord faire front, une surface lisse et unie là pour apaiser les tensions. Quand même, elle sait qu'elle n'est pas en service, mais si Bergman pouvait se montrer un peu plus mature... « Désolé que votre collègue vous ait fait perdre votre temps. » La chaleur humide du pub infiltre ses narines et se colle à sa peau de façon désagréable alors qu'Aron se détourne, emportant avec lui les dernières traces de l'altercation enterrée. Joanne le suit des yeux avant de les poser sur la blonde, se penchant vers elle en se retenant d'une paume encore froide au comptoir. « Sig. Tu pourrais nous aider un peu... », souffle-t-elle, rapprochant légèrement son visage du sien comme pour mieux analyser ses traits sondés déjà de nombreuses fois. L'onde azur de ses yeux paraît tranquille devant le regard scrutateur de sa collègue. Foutue poker face, grommelle-t-elle intérieurement ; elle ne lui en voudrait pas tant si Sigrid se contentait de planter cette épine-là. « T'as bu ? »

« Encore une fois... » La voix grave résonne et immédiatement Lim redresse la tête, gardant sa paume sur le bois collant du comptoir. « …tout est sous contrôle. Je vous serre une b- » Les cris éclatent et brisent l'assurance de paix annoncée par Aron. Alors que les poings s'arment, Joanne laisse à Sigrid le soin de la réplique bien sentie, décolle du bar pour le petit groupe qui s'échauffe. « Olà, du calme ! » Entre deux torses bourrés d'alcool et de bêtise, Joanne étouffe sous sa veste, le gilet entrave ses gestes et les miettes de bonne humeur potentielle, perdue quelque part sous le mécontentement permanent qui lui coule dans les veines. « On arrête de s'éborgner pour ce soir. Vous êtes au courant qu'il y'a pas le hockey, en cellule ? » Des grognements lui répondent, on se jauge au-dessus de son crâne ; il ne manquerait qu'un autre coup à l'écran pour que la tension éclate.

Tout est sous contrôle... « Je pourrais c’est vrai… » Le rythme reprend à coups de balai, Sigrid pourrait aussi se lancer dans un air connu que sa collègue n’a pas entendu avant histoire d’encourager le bel ours qui sert de rempart à ce bar, comme si c’était un bateau cabossé qu’il entretiendrait avec amour, même après tout ce temps. Les bris de verre ponctuent l’échange, Sigrid fait se balader son index et son majeur autour de la chope pendant que la fraicheur de la bière la tente à descendre la pinte en une seule fois. « C’est toi qui porte la culotte aujourd’hui, Polis. » Appuie-t-elle sans retenir l’amusement qui se lit clairement dans sa voix.

Oui elle avait possiblement bu, autant que les verres pouvaient s’enchaîner après le départ des marins du port sauf qu’elle était une femme et un modèle de citoyenneté au passage. D’abord en entendant broncher elle se retournait: « J’suis pas de service. » La blonde cherchait à se convaincre et surtout, rester accrochée au comptoir en bigorneau décoratif était une bonne alternative à ce stade de la soirée, elle voulait simplement piquer Aron avec son aiguille fatale, rien d’autre.

C’était Joanne la plus responsable des deux après tout, Sigrid détaillait les éclats du froid sur les joues de la policière, roulait des yeux aussitôt, car elle ne l’avait pas réquisitionnée pour rien. Il y aurait donc une part de décence chez Bergman ou cherchait-elle a faire imploser les neurones de Strömquist? Nul ne saura. Les grincheux s’agitent et Sigrid soupire avant de se lever, elle peut sentir le regard appuyé d'Aron sur la scène et techniquement elle se dit qu’elle a gagné la guerre au moment où les gars avaient recommencé à se taper dessus. « Mais y a la télé… en cellule. »

Interrompu en plein geste, Aron pose la pinte qu’il s’apprêtait à remplir pour Joanne et s’appui sur le comptoir, soupirant lourdement avec un air vaincu devant cette nouvelle scène d’échauffourée. S’il n’appréciait pas tous les efforts que déployait sa soeur pour attirer une nouvelle clientèle au Black Sheep, l’homme devait bien admettre qu’au moins, les jeunes hipsters qui photographiaient leur burger savaient à peu près se tenir. Il suit des yeux l’agente Lim qui s’élance vers le groupe d’hommes et songe pendant une demi-seconde à la rejoindre de l’autre côté du bar. La coréenne semble bien vulnérable au milieu de cette meute de grands gaillards éméchés ; mais il l’avait déjà vu à l’oeuvre, et il savait qu’il en fallait plus pour déstabiliser Joanne. Elle s’interpose entre deux géants, le regard déterminé de celle qui est prête à faire une clé de bras au premier récalcitrant.

« J’suis pas de service. » Sur ces paroles, Aron reporte son attention sur la suédoise, fermement ancrée au bar. Il fronce les sourcils, surpris par l’étrange collaboration qui se déploie sous ses yeux, alors que Bergman reste au bar, quelque peu apathique. Les deux femmes semblent se dire les choses sans prononcer de mots et il ne comprend pas tout ce qui se joue entre elles. Sans beaucoup de conviction, il lance à l’attention des belligérants en tendant la main en direction de l’écran de télévision : « Sérieusement, calmez-vous, ça vaut pas la peine de passer une nuit au commissariat pour une pénalité mineure. »  Il sait que ses paroles sont bien superflue, mais il se sent obligée de rappeler qu’il est ici chez lui. Les éclats de voix de protestation résonnent à nouveau, plus pour la forme qu’autre chose. Le barman pose une nouvelle fois les yeux sur la blonde, qui le fixe avec un drôle d’air en faisant distraitement pianoter ses onglets sur le verre. La scène de bagarre ne l’intéresse pas le moins du monde ; elle a quelque chose derrière la tête, et ça l’agace. « Wow, face à cette démonstration de force de l’agente Bergman, Visby peut dormir sur ses deux oreilles. » il grommelle, juste assez fort pour que l’intéressée entende. « Lim, faites-moi signe si vous avez besoin d’aide. » il ajoute, sans chercher à masquer la provocation cette fois.